19/04/2024

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A la veille des funérailles de Gnassingbé Eyadéma, l’ombre du général-président pèse toujours sur le

LE MONDE | 12.03.05 | 12h02

Après 38 ans de règne sans partage, le pays est « complètement gangrené », la peur domine. En attendant l’élection présidentielle du 24 avril, l’heure des comptes a sonné Lomé de notre envoyé spécial

Le président togolais Etienne Gnassingbé Eyadéma n’est pas mort, il a simplement disparu. Le géant aux lunettes noires, qui aimait tant être surnommé « le Baobab » par ses courtisans, togolais ou étrangers, s’est évanoui brusquement du Togo qu’il dominait de sa stature depuis trente-huit ans, le jour où il a rendu l’âme en altitude, à bord d’un avion qui le menait, le 5 février, pour une opération de la dernière chance en Israël. Depuis, hors les initiés, nul ne sait précisément où se trouve sa dépouille mortelle, et nul ne songe à s’en inquiéter trop bruyamment.

Ses obsèques devaient avoir lieu dimanche 13 mars, à la fin des trente-six jours de deuil national. Une fois le « Vieux » installé dans son mausolée, peut-être le Togo osera-t-il entrer de plain-pied dans l’après-Eyadéma, et secouer le manteau étendu par l’ancien sergent chef de la coloniale sur son pays, pendant deux générations. Pour l’heure, l’ombre du « Baobab », par les branches des hommes de son système, pèse encore sur l’ancien Togoland.

Modeste Messavussu-Akue, directeur général de Kanal FM, l’une des radios privées togolaises fermées pendant plusieurs jours par les autorités lors de la « crise » de succession, courant février, a bien tenté de se ruer dans la brèche ouverte par sa disparition. Mal lui en a pris : « A l’annonce de la mort du président, on a commencé à diffuser de la musique religieuse. Mais quelle n’a pas été notre surprise de découvrir les militaires à la télévision venir annoncer leur coup d’Etat et installer au pouvoir son fils, Faure Gnassingbé ! Nous nous sommes dit : cette fois, nous n’allons pas nous taire. Sinon, qu’allait-on penser de nous et de notre pays ? Nous avons appelé la population à se mobiliser pour le respect de la Constitution. Et on a fermé nos radios. »

Depuis, les émissions ont repris. Depuis, surtout, Faure Gnassingbé, le dauphin que l’ancien président et son entourage avaient choisi, a dû céder le pouvoir en attendant les élections générales prévues pour le 24 avril.

Dans cette période de transition inattendue, il reste aux Togolais à s’interroger sur l’état dans lequel le général-président Gnassingbé Eyadéma a laissé son pays. Dans les rues sablonneuses de Bé, immense quartier populaire du sud de la capitale et bastion de l’opposition, les langues se délient avec méfiance, mais les opinions sont faites.

« C’est quoi ce pays complètement gangrené, complètement vicié par la dictature. Encore aujourd’hui c’est la peur qui domine. Même dans le taxi, même dans la rue, tu te tais, au Togo. Sinon, on t’emmène, on te malmène, on te fesse. Alors on attend », s’enflamme Apolline, mère de famille, avant de se fondre dans la foule, de peur d’être repérée par un agent des services de renseignement.

Agbodo Kokavi Dagbo, lui, a décidé de cesser d’avoir peur, en donnant son nom complet. Professeur de mathématiques, il était en CM1 quand Gnassingbé Eyadéma est arrivé au pouvoir. Il a aujourd’hui 54 ans. « Je suis membre de la génération sacrifiée. J’ai connu le Togo où tous les -Africains- des pays de la région venaient pour se distraire. On disait que chez nous, c’était le quartier latin. Qu’en reste-t-il ? La capitale ressemble à un village crasseux. Dans ma classe, je suis parfois écœuré par la nullité de mes élèves. »

PYRAMIDE FAMILIALE

Au hasard des rencontres, s’égrènent les points noirs d’un régime que les Togolais connaissent par cœur, à commencer par la brutalité de la répression policière, notamment dans les années 1990, lorsque le pouvoir, après avoir vacillé sous les coups de boutoir de la rue, a fait plier Lomé, capitale acquise à l’opposition, par le meurtre et les passages à tabac.

En trente-huit ans de règne, le général-président a eu tout loisir de transformer le petit pays de 4,5 millions d’habitants en propriété privée. Cannibalisée, l’exploitation des phosphates, qui était l’une des richesses nationales, a pratiquement cessé d’exister. Même la plage de Lomé n’a pas échappé à la curée. Une concession a été octroyée récemment à un entrepreneur libanais. A côté des pauvres de la ville qui viennent sur le front de mer pour y faire toilette, lessive et besoins à toute heure du jour ou de la nuit, un bulldozer passe régulièrement plonger sa lame dans le sable et remplit des camions qui partent alimenter les chantiers de construction de la région. « Nous autres, Togolais, nous sommes obligés de payer pour avoir notre propre sable », se désole un passant.

A Lomé, le « Vieux » régnait dans sa résidence, une bâtisse sans grâce, carrelée de marron, aux airs de bunker, les deux présidences plus anciennes du bord de mer ayant été abandonnées. Dans ce pays à l’envers, où les députés ne siègent pas, non plus, dans les locaux de l’Assemblée nationale, Gnassingbé Eyadéma avait installé chez lui le Trésor togolais. Il y puisait à sa guise pour distribuer la manne à ses généraux, à ses ennemis ou aux flatteurs, aux opposants d’hier ou de demain, à des journalistes togolais ou étrangers, une manière de se maintenir à la tête de cette pyramide familiale nommée Togo dont il avait failli être chassé du sommet par la force au moins six fois, malgré de fréquentes épurations au sein de l’armée. « A la fin, tout devenait décrépit autour de lui, mais il préférait donner de l’argent aux militaires pour éviter un sale coup plutôt que de changer les moquettes », commente, avec un bref sourire, un Français qui avait ses entrées au palais.

Cette gestion, au bout du compte, a triomphé de la raison économique. Après quatre décennies, le Togo, transformé en gigantesque zone franche, importe chaque année un million de voitures aux origines floues, irriguant tous les trafics de la région en n’enrichissant qu’une poignée de privilégiés de ce « royaume libéral-mafieux », selon un observateur très au fait de l’économie togolaise, qui note également : « A la tête des douanes, des impôts, du port, des services aéroportuaires, on trouve des colonels. Partout ailleurs, il y a des proches du président. »

Selon cette même source : « Faure Gnassingbé, qui gérait la fortune de la famille, notamment à l’étranger, n’a jamais été cité dans les affaires louches. C’est la raison pour laquelle personne n’a d’animosité contre lui, au Togo. »

Des « cent fils » que l’imagination populaire prête au défunt président, qui avait en effet une progéniture nombreuse, tous ne bénéficient pas de la même réputation. Un certain nombre de ces « fils », proches ou lointains, non contents de piller le Togo, ont fait affaire avec les réseaux mafieux implantés dans le pays à mesure que celui-ci s’enfonçait dans son isolement, l’aide internationale pratiquement coupée. Lomé est devenue une plaque tournante pour le trafic d’armes ou de drogue, au besoin en brisant les embargos. « En ce moment, les membres du cercle font le grand ménage pour faire disparaître les preuves de leurs activités », note un observateur.

Gnassingbé Eyadéma, sans doute, avait fini par se désoler de cette chute vers l’abîme. Un diplomate, familier de la présidence, en témoigne : « Il avait du sang sur les mains et il a saccagé l’économie du pays. Mais sur la fin de sa vie il voulait changer, ne serait-ce qu’en songeant à l’image qu’il laisserait à la postérité. Il a donc entrepris une normalisation mais des membres de son entourage s’y sont opposés. »Peut-être le vieux général, malade du cœur, avait-il pris, dans sa chair, la mesure de la déchéance du Togo. « Il n’y a même pas de bons hôpitaux dans le pays. C’est pour cela que le président a été obligé de mourir en l’air », conclut Agbodo Kokavi Dagbo.

Jean-Philippe Rémy