25/04/2024

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Abdou Diouf :«Le continent africain doit devenir une confédération»

propos recueillis par Vincent Hugeux
[L’Express->http://www.lexpress.fr/Express/] du 16/01/2003

L’Afrique gémit et lutte. Elle n’est pas cet enfer dantesque voué à la loi des armes, des pandémies, de la famine et de la corruption que dépeignent les nantis du Nord. Bien sûr, la Côte d’Ivoire s’enfonce dans la guerre, l’ex-Zaïre sombre, le Nigeria saigne, le Zimbabwe et le Soudan étouffent… Mais les canons se taisent en Angola, en Sierra Leone, et le Kenya change de cap en douceur. Embellies précaires, qui invitent toutefois à porter sur ce continent un autre regard. C’est aussi ce que fait ici Abdou Diouf, hier président du Sénégal, porté il y a peu à la tête de l’Organisation internationale de la francophonie. Sans candeur ni fatalisme

Comment la famille francophone peut-elle contribuer à faire taire les armes en Côte d’Ivoire?

Dès le début de la crise, mon prédécesseur Boutros Boutros-Ghali m’a proposé la désignation d’un représentant spécial de l’OIF, Lansana Kouyaté, qui a participé aux négociations menées à Lomé, au Togo. Nous comptons également nous associer très étroitement aux pourparlers de Paris, puis accompagner le processus politique. Si le cessez-le-feu est consolidé et le pays pacifié, nous offrirons notre expertise, qu’il s’agisse de l’élaboration d’une nouvelle Constitution ou de la résolution des problèmes de nationalité, de fichier électoral et de propriété foncière. La Francophonie est outillée pour concourir à panser les blessures et à relancer le développement de la Côte d’Ivoire, dans le respect de son intégrité territoriale et de sa souveraineté.

L’initiative française sanctionne-t-elle l’échec de médiations africaines rivales?

Abondance de biens ne nuit pas. Même s’il faut éviter les incohérences. Le principe, c’est de laisser agir l’organisation régionale compétente, la Cedeao (Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest), et de lui fournir l’appui nécessaire. La France, pour sa part, est intervenue de façon intelligente et efficace en faveur de la cessation des hostilités. D’abord en envoyant ses troupes. Puis en réunissant les protagonistes, mais toujours sous l’égide de la Cedeao. Le conflit ivoirien est d’une telle gravité et d’une telle brutalité qu’il était normal de faire appel à notre partenaire privilégié. J’entends dénoncer ici ou là une forme de néocolonialisme. Bien au contraire, il s’agit à mes yeux d’une manifestation d’amitié et de solidarité, valeur francophone par excellence. Vous entendrez dans certains médias ou chez quelques intellectuels la voix des avocats du diable. Reste qu’en Afrique tous les acteurs jugent l’engagement de Paris fécond. Et que le pire, pour l’heure, a été évité.

Déchirée, livrée à l’avidité de ses voisins et au fatalisme du monde, la République démocratique du Congo peut-elle échapper au dépeçage?

Je le crois. Bien sûr, les accords conclus par les belligérants ont été plusieurs fois transgressés. Mais ce n’est pas une raison pour renoncer à leur mise en œuvre. En clair, il faut une réelle volonté politique de la part de la communauté internationale et de tous les Etats concernés. La Francophonie, là encore, est prête à apporter son concours à toute initiative politique. Je vois, pour ma part, plus de motifs d’espoir que de désespérance.

Sur le terrorisme ou l’Irak, dossiers amplement traités par le forum planétaire qu’est l’ONU, quel peut être votre apport?

La Francophonie constitue un espace géographique éclaté, mais un continent logique. Elle rassemble des Etats qui partagent non seulement une langue commune, mais aussi des valeurs, sans prétendre en détenir le monopole: paix, démocratie, droits de l’homme, tolérance, justice, solidarité. L’OIF se veut une communauté politique vivante, mais pas hégémonique. Là est la différence. Nous mettons l’accent sur l’idéal de paix, non sur le recours à la force. Dans le dossier irakien, il est clair que certains veulent la guerre. Nous, nous soutenons que ce conflit peut et doit être résolu par des voies pacifiques.

L’OIF doit-elle, au risque de diluer son identité, accueillir dans ses rangs tous les pays candidats?

Comme l’Union européenne, nous avons ce débat entre approfondissement et élargissement. De plus en plus, nous tendons à privilégier l’approfondissement. Lors du Sommet de Beyrouth, les chefs d’Etat ont défini des critères quant à la langue commune: l’enseignement du français, son statut, sa présence dans les médias. Afin de n’exclure personne, je songe à instaurer un partenariat avec des pays qui ne peuvent à ce stade figurer parmi les membres, membres associés ou observateurs, mais manifestent leur désir de promouvoir la francophonie.

Les péripéties de votre élection ont suscité chez votre rival malheureux, le Congolais Henri Lopes, ou chez le président gabonais, Omar Bongo, une amertume tenace. Comment éviter d’apparaître comme le choix de Paris?

C’est un épisode largement dépassé. Ce qui est évident, c’est que j’ai bénéficié du soutien résolu de Jacques Chirac et de la France, comme de celui de mon prédécesseur Abdoulaye Wade. Henri Lopes et moi avons choisi d’emblée de nous comporter en amis et en frères. J’agirai de façon impartiale envers tous les Etats membres. Pour moi, il n’y a jamais eu une Afrique centrale et une Afrique de l’Ouest, mais une seule Afrique, une seule communauté francophone. J’ai d’ailleurs décidé de célébrer la Journée internationale de la Francophonie, le 20 mars prochain, à Libreville. Et de la jumeler aux Etats généraux de l’enseignement du français. Dans le passé, je me suis battu à deux reprises au côté du président Bongo pour l’élection d’un Gabonais à la tête de l’Agence de coopération culturelle et technique. Y compris contre le candidat français présenté alors par le président François Mitterrand.

S’il a fini par épauler votre candidature, Abdoulaye Wade craignait que la Francophonie ne vous offrît un piédestal propice à un retour sur la scène sénégalaise…

Croyez-vous franchement qu’un homme normalement constitué, qui a exercé les fonctions que j’ai exercées pendant trente années, onze ans comme Premier ministre, dix-neuf à la présidence, éprouve le désir de retrouver un fauteuil de chef d’Etat? Je n’en ai aucune envie, et le président Wade le sait bien.

Depuis votre défaite de l’an 2000, vous n’avez séjourné qu’à deux reprises au Sénégal. Pourquoi?

Mon souci, au lendemain de l’alternance et après les quatre décennies de pouvoir de mon parti, a été de laisser le champ libre à mon successeur, de ne pas lui faire de l’ombre. De même, je n’ai pas voulu depuis garder de contact avec mes anciens homologues, africains, arabes ou européens. J’ai en outre, avant de prendre la tête de l’OIF, démissionné de la présidence du Parti socialiste, que je n’occupais au demeurant que de manière honorifique, et de celle de l’Interafricaine socialiste et démocratique, instance regroupant plusieurs formations de gauche du continent, fondée jadis par Léopold Sédar Senghor et le Tunisien Habib Bourguiba.

Pourquoi l’Union africaine, héritière de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), peine-t-elle tant à asseoir son autorité?

L’inspiration qui a conduit à sa création est bonne. Car un nouveau souffle s’imposait. Et je suis de ceux qui ont accompagné l’effort en ce sens du leader libyen Muammar Kadhafi. Ma vision est simple. Il faut que le continent africain devienne une confédération, que ses régions deviennent des fédérations, que ses pays acceptent, pour accomplir notre destin commun, des transferts de souveraineté. Nous ne pourrons pas nous en sortir si nous restons cantonnés dans nos petits Etats. Ce n’est pas l’échelle qui convient pour mener à bien les grands programmes d’infrastructures, créer des marchés communs, instaurer un environnement juridique propice aux investissements privés. Donc aux richesses et à l’emploi.

Que devient alors le dogme de l’intangibilité des frontières?

Revenir sur ce dogme, ce serait ouvrir la boîte de Pandore des conflits sans fin qui peuvent détruire l’Afrique. Il ne faut donc pas le remettre en question, mais le dépasser, au profit de projets fédérateurs. L’Union africaine et le Nepad (Nouveau Partenariat pour le développement) relèvent de cette logique. Un impératif, toutefois: pour redresser le continent, renouer avec une croissance soutenue et réussir un développement durable, il faut refuser de ronronner dans la torpeur bureaucratique, de s’enliser dans d’interminables procédures. L’élan doit venir des peuples. Inutile d’espérer imposer la confédération d’en haut. D’où la nécessité d’associer davantage la société civile, les ONG, les jeunes, les femmes, les syndicats ou la presse.

Faut-il analyser tous les conflits africains au travers du prisme ethnique?

On observe des phénomènes très graves de repli identitaire et ethniciste. Tout leader politique trahit sa mission s’il ne s’efforce pas de créer une mystique du rassemblement, de l’unité dans la diversité. Dans mon pays perdure ce que l’on appelle le «cousinage à plaisanteries». Mon prédécesseur, le président Senghor, était sérère, une ethnie minoritaire du Sénégal. Quand un Sérère rencontre un Toucouleur, un Peul, un Diola, un Mandingue, un Wolof ou un Soninké, il peut très bien le traiter d’ «esclave» sur le ton de la blague. Mais on s’invite à la maison, on se fait des présents, on cède au cousin la place d’honneur. Tout cela crée une osmose, une convivialité, une atmosphère de respect mutuel et de tolérance. Comme le disait Senghor, il s’agit de s’enraciner pour mieux s’ouvrir. Les combats politiques fondés sur l’ethnie ou la confession sont des facteurs destructeurs des nations. La Constitution la mieux rédigée, la loi la mieux conçue, l’accord le mieux négocié ne résistent pas aux comportements qui bafouent la citoyenneté. D’où l’importance de l’éducation à la culture démocratique. Lors de la victoire électorale de Wade, en 2000, c’est sur la base des premiers résultats, reçus dans la nuit, et encore officieux, que je lui ai téléphoné pour le féliciter. Lui-même a ensuite conforté ce climat. Il m’a fait la surprise de rendre aussitôt visite à ma mère, à Louga, à 200 kilomètres de Dakar. Puis m’a demandé d’aller au Caire à bord de l’avion présidentiel, pour le représenter au Sommet Europe-Afrique. De même, mon successeur s’est préoccupé de l’application du texte relatif au statut des anciens présidents.

Faut-il voir dans l’alternance apaisée de l’an 2000 une exception sénégalaise?

Après le Sénégal, il y a eu le Ghana ou le Mali. Plus récemment encore, le Kenya. Mais, à l’époque, cela passait non pour une exception, mais pour un exemple.

Que répondre à ceux pour qui «l’Afrique n’est pas mûre pour la démocratie»?

Franchement, je considère cela comme du mépris culturel. Longtemps, j’ai entendu des mises en garde contre le «pluralisme débridé», supposé hypothéquer nos chances de développement. Je comparais alors le taux de croissance du Sénégal à celui des pays soumis à un régime de parti unique. A vrai dire, il y avait plutôt lieu d’être fier d’un tel pluralisme. L’essentiel est d’éviter les dérives qui peuvent conduire à l’anarchie. La démocratie, ce n’est pas le démocratisme. Mais un pays où règnent l’Etat de droit, la liberté de la presse, le respect des droits de l’homme détient plus d’atouts qu’un pays anesthésié sous la chape de plomb de la dictature ou par un semblant de pluralisme.

Quel sentiment vous a inspiré l’absence, lors des obsèques de Senghor, du président de la République française et de son Premier ministre?

Je m’en veux de n’avoir pas eu le réflexe qui convenait. Je me suis alors fié à la presse, qui annonçait la venue du président Chirac et de Lionel Jospin. Je n’ai donc pas pris mon téléphone pour m’en assurer auprès de l’un et l’autre. Cela dit, Jacques Chirac a ensuite rendu au président Senghor un très bel hommage en l’église Saint-Germain-des-Prés, à l’occasion de la messe demandée par l’Académie française, et qui m’a profondément touché.

Vous êtes musulman. Votre épouse est catholique. Dans quelle foi avez-vous éduqué vos enfants?

Nous leur avons laissé l’entière liberté de choix. Notre fille aînée est chrétienne, et son mari, musulman. Nos autres enfants sont eux-mêmes musulmans. Le fils aîné a épousé une catholique. Le second s’est marié à une juive. Quant à notre fille cadette, elle partage la vie d’un musulman. Dans la famille, nous sommes de vrais héritiers d’Abraham…

L’islam est-il mieux immunisé contre le dévoiement terroriste en Afrique qu’ailleurs?

L’islam africain, pour l’essentiel, ne risque pas de verser dans l’intégrisme. Au Sénégal, les confréries – tidjane et mouride – constituent un antidote au fondamentalisme. Senghor était un catholique, fermement soutenu par les chefs des confréries musulmanes. Moi-même, que l’on disait de famille tidjane, j’ai reçu l’appui du calife général des Mourides.

Est-il vrai que l’influence politique des dignitaires confrériques tend à s’éroder?

Oui. Je vois là l’effet du renforcement de l’esprit citoyen, aux dépens de l’obéissance absolue au chef religieux. La maturité politique prévaut sur les a priori idéologiques ou spirituels, qui sont quand même la négation de la liberté individuelle. A l’Ecole nationale de la France d’outre-mer, j’ai rédigé en guise de mémoire un virulent réquisitoire contre l’islam dans mon pays. Depuis, j’ai évolué. Mais j’avais alors 23 ans. J’ai été, comme maints étudiants à l’époque, séduit par le marxisme. Tel n’est plus le cas. Je suis devenu, dans le sillage du président Senghor, un adepte du socialisme démocratique, du «socialisme à hauteur d’homme».