16/04/2024

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Francafrique: L’homme qui a tué Bockel

Par Hervé Gattegno

Si c’était un conte africain, il pourrait s’intituler Le Ministre et les Crocodiles. Il raconterait l’histoire d’un homme blanc animé d’intentions généreuses qui crut enjamber d’un seul bond le fleuve bouillonnant du pouvoir et des affaires et qui tomba dans l’eau, au milieu des sauriens. Mais le destin de Jean-Marie Bockel, éphémère secrétaire d’État à la Coopération, n’a rien d’une fable. Pour avoir rêvé trop haut de placer les relations de la France avec le continent noir sous le signe de la « transparence », ce socialiste alsacien converti au sarkozysme a été prestement limogé. Depuis le remaniement du 18 mars, le voici chargé des Anciens Combattants – comment mieux dire qu’il a perdu la guerre ?

Entre Paris et l’Afrique, la défaite de l’imprudent Bockel sonne aussi la victoire d’un homme : Robert Bourgi. Avocat et intermédiaire, familier de l’ombre quoique habitué des palais présidentiels, ce personnage affable et intrigant, né à Dakar au sein d’une grande famille de marchands libanais, est l’un des animateurs patentés des réseaux d’influence qui continuent d’irriguer l’ancien empire colonial français, pour le meilleur et pour le pire. Naguère, il fut au moins l’élève – sinon le légataire – de Jacques Foccart, le plus secret des conseillers du général de Gaulle. Il en a gardé des manières de sphinx et un carnet d’adresses incomparable au sud de la Méditerranée.

Plus tard, il a conseillé Michel Aurillac, ministre chiraquien de la Coopération (1986-1988), aidé Jacques Toubon à prendre le contrôle des Clubs 89, émanation du RPR dont il a lui-même fondé l’antenne africaine, guidé Dominique de Villepin sur les pistes embrouillées du Congo et de la Côte d’Ivoire. Une réputation sulfureuse l’a souvent condamné à se tenir en coulisse et les aléas de la politique l’ont parfois rendu infréquentable. Longtemps, Nicolas Sarkozy l’a soupçonné des pires turpitudes. Mais Bourgi savoure aujourd’hui son retour en grâce, au point que revendiquer la chute d’un ministre ne le gêne nullement. Quitte à fendre le mystère qui l’a toujours entouré.

« Bockel n’a rien compris à l’Afrique. Il fallait s’en débarrasser. J’ai transmis des messages en ce sens. Nicolas Sarkozy les a entendus. » Ces mots tranchants comme des lames, il les prononce d’une voix doucereuse, calé dans un fauteuil, au centre de son bureau tapissé de portraits de Napoléon et de photographies de ses rencontres avec les grands de ce monde. L’une d’elles, posée en majesté sur la cheminée, porte la signature de Nicolas Sarkozy, sous cette dédicace : « À Robert, avec toute mon amitié. » Celle qui le montrait aux côtés de Jacques Chirac a été remisée dans une vitrine.

Les chefs d’État passent, Bourgi est toujours là. « C’est vrai, dit-il, satisfait, j’ai l’accès direct au Président. » Ses visites à l’Élysée sont fréquentes, au grand dam des conseillers officiels. La cellule Afrique se méfie de lui, mais il est reçu avec égards par le chef de l’État en personne ou le secrétaire général, Claude Guéant – lui préfère dire « Nicolas » et « Claude ». De quoi parlent-ils ? « Des intérêts de la France et de l’Afrique », répond-il, florentin. Les diplomates ne sont pas toujours mis dans la confidence. « En Afrique, plaide-t-il, tout est basé sur les relations personnelles. Et il y a des messages que l’on ne livre pas au téléphone. »

Diplomatie parallèle… De tels messages, les déclarations publiques de Bockel en ont inspiré de nombreux. Au mois de janvier, le secrétaire d’État avait dénoncé les clientélismes anciens, les réseaux opaques et le « gaspillage des fonds publics » dans les États pétroliers d’Afrique noire. Les potentats locaux ont peu apprécié. Plusieurs – à commencer par le Gabonais Omar Bongo et le Congolais Denis Sassou Nguesso – ont réclamé sa tête. Bourgi admet s’être fait leur émissaire zélé. « J’ai répercuté leurs états d’âme », dit-il, modeste. S’était-il senti visé par les attaques de Bockel ? Il ne le nie pas : « Il n’a pas cité mon nom, mais tous les regards se sont tournés vers moi. Je crois que j’aurais pu l’attaquer en diffamation ! »

Vigoureux, le propos du secrétaire d’État s’inscrivait pourtant dans le droit fil du discours prononcé à Cotonou (Bénin) en mai 2006 par le candidat Sarkozy. Le futur président jurait alors vouloir « construire une relation nouvelle » avec l’Afrique et, pour cela, la « débarrasser des réseaux d’un autre temps, des émissaires officieux qui n’ont d’autres mandats que ceux qu’ils s’inventent ». Objection rejetée avec aplomb par Bourgi : « Ce texte, dit-il, avait été écrit par David Martinon. » On ne saurait mieux dire qu’il n’engage plus l’Élysée…

Quant aux mandats dont il se targue, il les prétend « incontestables » : « Chacun de mes déplacements en Afrique est précédé d’un coup de téléphone de l’Élysée. » De là à parler de diplomatie parallèle… Il repousse le soupçon d’un argument rhétorique : « Les hommes d’État ont l’habitude de compartimenter. On ne peut pas tout mélanger. »

Au reste, les signes du revirement africain de Sarkozy abondent et Bourgi en est le symbole, lui qui assistait à la cérémonie d’investiture du chef de l’État, en juin 2007, dans le carré réservé à la famille. Et si le discours présidentiel de Dakar a été mal compris, avec son adresse maladroite à « l’homme africain qui jamais ne s’élance vers l’avenir », les ambassades discrètes de Bourgi ont convaincu, elles, que le passé n’était pas mort. « Au nom du pragmatisme qui fonde la politique étrangère de Nicolas Sarkozy », ose-t-il dans un sourire madré.

Preuve supplémentaire : le 27 septembre, devant un parterre d’ambassadeurs et de dignitaires africains réunis à l’Élysée – mais en l’absence de Bockel -, le Président lui a remis la Légion d’honneur en invoquant leur « amitié de vingt-quatre ans » et… la leçon de Foccart : « Sur le terrain de l’efficacité et de la discrétion, tu as eu le meilleur des professeurs et tu n’es pas homme à oublier qu’il te conseillait, jadis, de rester à l’ombre pour ne pas attraper de coup de soleil. » L’avant-veille, à New York, c’est bien Bourgi qui avait mis en scène, dans un couloir de l’Onu, la première rencontre de Sarkozy avec le président ivoirien Laurent Gbagbo.

Ce sera lui encore qui, le 8 décembre suivant, organisera la première vraie discussion bilatérale entre Français et Ivoiriens. « Je suis là parce que notre ami Robert me l’a demandé », lance alors Sarkozy à Gbagbo, sous les regards médusés des conseillers. Puis, quelques minutes plus tard, présentant l’intéressé à Bockel : « Tu connais Robert Bourgi ? – J’ai beaucoup entendu parler de vous, répond froidement le secrétaire d’État. – Si vous avez besoin de mon aide pour quoi que ce soit, n’hésitez pas », offre alors l’avocat. « Nous ne nous sommes plus parlé depuis », souligne-t-il aujourd’hui. On croit l’entendre penser : « Tant pis pour lui. »

« Je fais de l’interface politique, explique Robert Bourgi en plissant les yeux. Mon métier consiste à rapprocher des hommes et parfois des points de vue. Les Américains appellent cela du lobbying et pour eux, c’est un métier noble. Chez nous, c’est sulfureux – allez savoir pourquoi. » Ses honoraires, qu’il facture en qualité d’ »avocat-conseil », ce sont pourtant les présidents africains qui les lui versent – « souvent en espèces », reconnaît-il, mais « toujours déclarés au fisc ». « Et jamais je n’ai transporté une valise », ajoute-t-il dans un accès de colère un peu forcé.

« Nos amis africains ». Parmi ses illustres clients, il cite Omar Bongo (qu’il appelle « Papa »), Sassou Nguesso et Laurent Gbagbo, mais aussi le Béninois Boni Yayi, le Centrafricain François Bozizé, ­l’Angolais Eduardo Dos Santos. À l’en croire, leur confiance en lui est telle qu’il leur arrive de l’appeler pour adouber un concurrent. « Quand Patrick Balkany arrive chez eux, glisse-t-il, ils me demandent s’il est envoyé par l’Élysée. La réponse est chaque fois la même : il n’est pas en mission, mais c’est l’ami du président. » Il faut croire que cela suffit à ouvrir des portes.

Faute de telles recommandations, Jean-Marie Bockel ne pouvait espérer durer longtemps. Reçu par Sarkozy la veille du second tour des municipales, alors qu’il mettait la dernière main à son remaniement, Bourgi jure l’avoir entendu annoncer le limogeage du secrétaire d’État. « Tu peux prévenir nos amis africains », lui aurait dit le Président. De son remplaçant, Alain Joyandet, maire de Vesoul et responsable des fédérations au sein de l’UMP, il ne livrait alors que le profil : « Ce sera un de mes très proches. Il ne connaît pas l’Afrique, mais nous allons l’initier. »

À son programme, leçon numéro un : préférer la continuité à la rupture. Leçon numéro deux: tenir sa langue.

Publié dans LE POINT du 28/03/08