25/04/2024

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Jean-François Bayart : «La politique africaine de la France est régressive»

Pour l’expert du CNRS, Londres et Washington ont pris le pas sur Paris dans le débat sur l’Afrique

Directeur de recherche au CNRS et ancien responsable du Centre d’études et de recherches internationales (Ceri), Jean-François Bayart est l’auteur du Gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation (Fayard, 2004).

Propos recueillis par Patrick de Saint-Exupéry [06 juillet 2005]

LE FIGARO. – La Grande-Bretagne veut braquer les projecteurs sur l’Afrique lors du sommet du G 8. Est-ce par opportunisme politique ?

Jean-François BAYART. – Tony Blair est vraiment engagé. Le premier ministre britannique a joué un rôle crucial dans la conception du Nouveau partenariat pour le développement économique de l’Afrique (Nepad) et dans l’intervention militaire de son pays en Sierra Leone. Des facteurs religieux et familiaux entrent en ligne de compte. Ce qui n’exclut pas la part de tactique politique : plaider en faveur de l’Afrique, c’est donner un visage humain au libéralisme de la troisième voie.

L’engagement britannique en faveur de l’Afrique consacre-t-il un leadership anglo-saxon ?

En 1998, avec ce que l’on appelle à l’époque l’«esprit de Saint-Malo», la France et le Royaume-Uni décident de travailler de concert dans le domaine de la Défense, mais aussi dans celui des affaires africaines et de l’aide au développement. Il s’ensuit un dialogue politique intense entre Londres et Paris dont la manifestation la plus spectaculaire a été une série de visites ministérielles conjointes dans quelques-uns des pays les plus emblématiques des anciens empires coloniaux, par exemple le Ghana et la Côte d’Ivoire. En privé, Clare Short, l’ancien ministre britannique de la Coopération, ne mâchait pas ses mots à l’encontre de la France. Mais les deux anciennes puissances coloniales, si longtemps rivales, ont fait alors front commun sur toute une série de dossiers. Encore aujourd’hui, la France a un dialogue bien plus nourri sur l’aide au développement avec la Grande-Bretagne qu’avec l’Allemagne. Quand, en 1990, François Mitterrand a tenu son discours de La Baule (où il subordonnait l’aide à la démocratisation), il prenait acte de la revendication démocratique dans la quasi-totalité des pays du «pré carré» et ne l’a nullement engendrée. Mais ce discours, il l’a tenu à contre-coeur et ses actes l’ont largement désavoué dans les années qui ont suivi.

Pourquoi la France n’arrive-t-elle pas à faire évoluer sa politique vis-à-vis de l’Afrique ?

L’incapacité de la France à procéder à un aggiornamento de sa politique africaine est accablante. François Mitterrand est passé à côté du problème en 1981, et la droite ne l’a pas aidé à l’époque à en prendre la mesure, c’est un euphémisme. Quant à Jacques Chirac, il est sur la ligne du statu quo et se fait enfoncer dans les cordes. Il n’est dès lors guère étonnant que la politique africaine de la France soit aujourd’hui régressive plutôt qu’immobiliste. Elle est uniquement conservatoire dans les relations bilatérales et purement déclamatoire sur les questions multilatérales (dette, lutte contre le sida). Seule l’Agence française de développement (AFD), grande bénéficiaire de la réforme de la Coopération, est engagée dans un profond mouvement de rénovation. Elle bénéficie d’ailleurs d’une vraie considération dans la communauté internationale. La France reste, en revanche, pathétiquement autiste et muette sur la question de la démocratie, tant en Afrique que dans les pays arabes. Se faire doubler sur sa gauche par les néoconservateurs américains, c’est un comble !

Longtemps, Paris se targua d’un lien privilégié avec le continent noir. Ce lien perdure-t-il encore aujourd’hui ?

La France, pour la majorité des Africains, ce sont les files d’attente devant les consulats et les préfectures où ils se font souvent traiter comme des chiens, même si quelques progrès ont été apparemment enregistrés. La fermeture des frontières depuis le début des années 80 et le renouvellement des générations ont ruiné cette relation de proximité. L’absence de la France aux funérailles de Senghor en décembre 2001 a été un formidable acte manqué. Par ailleurs, la crise ivoirienne, que j’interprète comme une revendication de la «seconde indépendance», montre combien la question du nationalisme reste vive en Afrique. Ne partons pas de l’idée que la solidarité ou l’intimité franco-africaine est naturelle. Elle était construite par la colonisation et les modalités de la décolonisation. Elle pourrait aujourd’hui être reconstruite. Encore faudrait-il que notre classe politique en ait la volonté.

Il est révélateur que les deux hommes politiques français qui ont le plus contribué au renouvellement de la relation franco-africaine n’aient pas eu de motivation profonde : Balladur était complètement indifférent, voire méprisant à l’égard de l’Afrique, et Jospin se méfiait des miasmes habituels de la relation franco-africaine. Le premier a dévalué le franc CFA. Le second a réalisé la réforme de la Coopération, et surtout il a assaini la coopération militaire franco-africaine en resserrant les contrôles parlementaire et administratif sur les exportations et les cessions d’armement. Mais ces changements n’ont jamais été mis en musique présidentielle, la seule qui vaille sous la Ve République.

En vingt ans, la part de l’Afrique est passée de 20% à 2% du commerce mondial. Comment expliquez-vous ce mouvement ?

Le vrai problème réside dans l’échec de l’industrialisation du sous-continent. Le vieux modèle colonial de l’économie rentière s’est affaissé dès les années 60. L’ajustement structurel de type néolibéral, inspiré par le FMI et la Banque mondiale à partir des années 80, s’est soldé par un désastre parce qu’il a été conçu de façon outrancièrement idéologique et que les prétendues réformes de libéralisation ont été instrumentalisées par les élites au pouvoir. La naïveté (ou la duplicité ?) des Occidentaux a été de prétendre favoriser une révolution économique tout en bloquant au nom de la «stabilité» tout changement politique et en finançant le statu quo. Que pouvait-on attendre de gens comme Eyadéma au Togo ou Mobutu au Zaïre en matière de réformes économiques ?

Que peut faire le G 8 ?

Les seules choses utiles pour l’Afrique seraient, d’une part, la suppression par le G 8 de ses propres subventions agricoles qui ruinent les agricultures subsahariennes et, d’autre part, l’acceptation du fait migratoire qui constitue une ressource financière considérable pour les pays africains, grâce aux envois d’argent des émigrés. Mais de cela, il ne sera évidemment pas question !

S’il vous fallait dresser le visage de l’Afrique dans dix ans à l’aune de la vision française et anglaise, quels portraits dessineriez-vous ?

Le portrait-robot de l’Afrique dans dix ans ne sera ni français ni anglais, il sera africain. Sans trop de risques d’erreur, on peut prévoir une Afrique urbaine structurée autour de quelques pôles de croissance… ou d’extrême pauvreté ! De larges portions du continent seront encore en guerre, à commencer par la Côte d’Ivoire si elle franchit le seuil de la reprise du conflit comme cela est malheureusement probable. Enfin de nouvelles formes de mobilisation politique et de citoyenneté auront émergé dans le creuset des mouvements religieux, en particulier charismatiques, néochrétiens ou sectaires, qui prolifèrent et réinventent les idées de liberté, de solidarité, de responsabilité. L’Afrique en crise constitue un formidable laboratoire de changement social. Je ne suis pas sûr que les dirigeants du G 8 en soient conscients.

LE FIGARO

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[La rivalité franco-anglaise en Afrique tourne au détriment de Paris->http://www.lefigaro.fr/international/20050706.FIG0135.html?070718]