19/04/2024

Les actualités et informations générales sur le Togo

L’ « habitude » coloniale

Par Denis-Constant MARTIN
Directeur de recherches,
Centre d’études et de recherches internationales (CERI),
Fondation nationale des sciences politiques

Dans ses notes de programme pour la production de « Oh les beaux jours » donnée ces temps derniers au théâtre du Vieux-Colombier, le cinéaste et metteur en scène Frederick Wiseman cite cet extrait du Proust de Samuel Beckett : « Les lois de la mémoire dépendent des lois plus générales qui régissent l’habitude. L’habitude est un pacte signé entre l’individu et son environnement […] C’est la garantie d’une inviolabilité tacite, le paratonnerre de son existence. L’habitude est l’ancre qui enchaîne le chien à son vomi. »

Ce texte peut aider à réfléchir dans l’actuel débat sur la colonisation. Celle-ci n’est-elle pas devenue une « habitude » dont les conservatismes français sont incapables de se défaire ? Une « habitude » qui sous-tend les comportements face aux anciennes colonies et à ceux qui en sont venus, une « habitude » célébrée dans les sommets franco-africains, exprimée dans les mots « racaille » ou « nettoyer au Kärcher », manifestée dans la liquidation de Firmin Mahé (« coupeur de route » ou « travailleur socio-culturel », peu importe, il a été délibérément éliminé), légiférée dans l’amendement Vanneste sur « le rôle positif de la présence française outre-mer » ?

Le poids de cette « habitude » empêche de saisir la colonisation et ses conséquences dans leur véritable dimension historique. Car la conquête coloniale, avec son cortège de violences, de spoliation et de destructuration des sociétés subjuguées, ne peut être comprise que si elle est placée à la suite de la traite esclavagiste, nourrie et légitimée de représentations négatives des être humains à peau foncée dont on trouve les racines jusque dans l’antiquité. L’histoire des rapports Europe-Afrique (pour évoquer cette seule relation de colonisation) est bien l’histoire d’un mépris poussé jusqu’au déni d’humanité, qui a permis le commerce des personnes d’origine africaine, puis nourri l’invasion des territoires qu’elles occupaient, entraîné le vol de leurs biens et provoqué la désorganisation des sociétés qu’elles formaient.

Constater cette logique dans la longue durée n’implique pas de forger une vision romantique des sociétés africaines : l’inégalité, la violence, les abus de pouvoir y existaient, comme ailleurs, ni plus ni moins qu’en Europe. Elles connaissaient des formes d’esclavage liées aux guerres, mais n’occasionnant pas le commerce systématiquement organisé des êtres humains. C’est une fois la traite européenne établie que de nouvelles formations politiques africaines en ont tiré avantage. Toutefois le principe de raisonnement historique qui doit prévaloir est que, si l’on peut mesurer quels ont été les effets négatifs de la traite et de la colonisation (déséquilibres démographiques, désordres sociaux et politiques, aliénation des terres, réorganisation des économies, violences physiques, morales et culturelles), il est impossible de concevoir ce qu’aurait été l’évolution de sociétés africaines poussées par leurs propres dynamiques, dans le cadre de rapports équilibrés et respectueux avec les sociétés extra-continentales. Rien ne permet donc d’affirmer qu’une Afrique non soumise à la traite et non colonisée aurait connu des drames identiques à ceux provoqués par la traite et la colonisation. Vanter les bienfaits de la présence française outre-mer, en insistant sur son œuvre médicale ou éducative, revient à louer celui qui, ayant agressé et blessé son voisin, s’empresse de le soigner pour le faire ensuite travailler à son profit… Encore, cette fable ne rend-elle que faiblement compte des innombrables morts (enfumés d’Algérie ; constructeurs du chemin de fer Congo-Océan ; massacrés de Madagascar), du travail forcé, de la chicotte, de l’imposition des cultures commerciales au détriment des produits vivriers.

Poser un bilan globalement négatif de la colonisation ne signifie pas que tous les colons (y compris les missionnaires et les médecins militaires), ni même tous les administrateurs coloniaux étaient de sinistres et cyniques personnages. Beaucoup étaient animés d’une authentique générosité ; mais leur bonne volonté se trouvait prisonnière de ce que Georges Balandier appelait la « situation coloniale » et demeura impuissante à établir la paix sur les terres où ils œuvraient. La situation coloniale était intrinsèquement perverse.

Alors, que faire aujourd’hui de la traite et de la colonisation ? La mémoire étant reconstruction du passé pour servir au présent et à l’avenir, la question n‘est pas seulement celle d’une repentance, de l’érection de monuments ou d’organisation de journées du souvenir, même si ces manifestations symboliques ne seraient pas dénuées de portée. Il faut d’abord dire l’histoire ; une histoire qui existe, qui n’a pas besoin de délais supplémentaires ou de commissions dilatoires pour être établie, même si elle peut encore être débattue et affinée. Il faut ensuite intervenir au présent : continuer d’agir contre l’ « habitude » du mépris, comme le font depuis des décennies les associations de lutte contre le racisme et pour la défense des droits des immigrés et, surtout, tirer les conséquences politiques des siècles de traite et de colonisation.

La France est une société post-coloniale ; son économie a été en partie modelée par la traite esclavagiste et les relations tissées avec ses colonies, puis les États qui leur ont succédé ; sa population, sa culture ont été en partie façonnées par les flux migratoires en provenance de ces territoires. Les politiques sociales, économiques, culturelles, éducatives du gouvernement, celles proposées par ceux qui aspirent à revenir au pouvoir doivent donc tirer les conséquences de ces apports et de cette présence : en affirmant et défendant les droits (droit au respect et droit à l’égalité) des personnes que la colonisation et ses héritages ont conduit sur les sols français. Les déséquilibres coloniaux et les réseaux de la « Françafrique » doivent être démantelés pour favoriser un développement plus profitable aux populations qui demeurent dans les anciennes possessions de l’empire. Au-delà de l’indispensable abrogation de l’article 4 de la loi du 23 février 2005 « portant reconnaissance de la Nation en faveur des Français rapatriés », c’est une volonté politique déterminée et globale qui est nécessaire pour que soit enfin annihilée l’ « habitude » coloniale.

TRIBUNE publiée dans POLITIS n°884, 12 janvier 2006, p.21