29/03/2024

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La nature non démocratisable de la dictature Eyadéma

1- La nature non démocratisable de la dictature Eyadéma

Une thèse en science politique met le “ bandit ” ou le “ voyou ” au centre de la compréhension de la genèse de l’Etat en Occident. Avant qu’il ne se civilise dans le rôle du Robin des Bois, figure de l’État-Providence, défenseur de la veuve et l’orphelin, l’État en formation, surtout en France qui en est l’idéal-type, épousait la figure du bandit. Nonobstant sa “ civilisation ” depuis lors, il porte encore les marques de cette origine voyoute dans certaines de ses pratiques du pouvoir et dans ses rapports à la société qu’il administre.

Le bandit, figure génératrice de l’État : mise en perspective

A l’époque moyenâgeuse, des bandes de bandits de grand chemin, jaillies de nulle part, écumaient des territoires et razziaient des populations pauvres et vulnérables livrées à elles-mêmes. Certaines parmi elles décidèrent par la suite de se sédentariser. Ce fut à peu près l’origine des seigneuries qui furent soumises et vassalisées à leur tour par des bandes plus puissantes, et ainsi de suite jusqu’à la création de royaumes plus vastes et plus forts. Les Bandes de voyous une fois installées et sédentarisées ont assagi leurs rapports aux populations soumises. Les cités médiévales en Europe avec leurs remparts protecteurs et forteresses sécurisantes contre l’envahisseur sont des vestiges chargés de la mémoire de ces périodes douloureuses et sanglantes. Le processus qui se déroulait en Occident n’était pas totalement différent de ce qui se passera plus tard sur le continent africain quand il fut interrompu au XIXè siècle par la colonisation.
Il n’est pas intéressant de noter que la sédentarisation a l’énorme avantage d’être économique et moins onéreuse. En effet, elle permit aux bandes d’éliminer les risques et les dangers liés aux grandes chevauchées à travers des terres inconnues et hostiles. Elles occupèrent ainsi des territoires entiers en exerçant un contrôle direct sur des populations grâce à leur supériorité de puissance d’épée. Vivant au sein des populations, les bandes leur administrèrent désormais une razzia de proximité plus systématique et plus intensive sous forme de la taille et de la corvée, ancêtres de nos impôts et des travaux forcés ; leur objectif prioritaire clairement affiché se limitant à l’extraction maximale de richesse et à s’en aller un jour, reporté aux calendes grecques, au fur et à mesure que la sédentarisation apparaissait plus lucrative au-delà de toute prévision.
Le théoricien militaire allemand, Carl von Clausewitz, disait dans son traité De la guerre que “ La guerre est une poursuite de l’activité politique par d’autres moyens ”. La différence entre l’État et la Bande est que la guerre a fait l’État et l’État a fait la guerre, vice versa. C’est-à-dire que l’État s’est historiquement constitué à partir de la guerre qui à son tour l’a consolidé et rendu performant et efficace. Entre la guerre et l’État existent des liens très anciens et étroits. C’est ce qui s’est passé dans l’histoire de la formation ou de la création de l’État en Occident quand on lit les grands classiques en la matière, une histoire des plus sanglantes et des plus meurtrières de l’humanité. L’Histoire de l’Occident, chrétien de surcroît, est un rosaire de guerres, de violences et de cruautés.
Au moment où l’Occident s’exportait en Afrique par le biais des conquêtes et des colonisations au long du XIXè siècle, l’État y était constitué et organisé dans ses grands traits institutionnels tels que nous le connaissons aujourd’hui avec séparation des pouvoirs, des élections comme modalité de dévolution du pouvoir, l’indépendance du juge érigé en dextera domini dans la sanction des manquements à la loi, etc. Pour en arriver là, il a fallu établir un rapport de force entre la société et le pouvoir politique centralisateur naissant, qu’il soit royal et surtout républicain. Le lien social était forgé dans le conflit, la tension et la commotion que bien sûr l’autorité royale, adossée au pouvoir religieux alors tout puissant, réprimait souvent avec férocité. En France, il a fallu attendre 1789 et 1905 pour élaguer le pouvoir politique de ses oripeaux obscurantistes d’une part et mettre à distance de la gestion de la Cité le clergé féodal et la foi abrutissante.
Mais pour sa propre survie, l’autorité politique, qui ne pouvait pas non plus réprimer éternellement ses sujets, était obligée de faire des concessions et de passer des compromis avec la société. Ce que Thomas Hobbes, John Locke essayèrent de théoriser bien avant Jean-Jacques Rousseau dans son ouvrage phare Du Contrat social ou principes de droit politique. Jean-Jacques Rousseau fondait l’ordre social ou politique sur la force des “ conventions ”, c’est-à-dire des lois que la société s’est librement données.
Que ce soit en Occident ou ailleurs en Afrique, l’histoire humaine moderne ne s’est pas façonnée autrement. La loi organisait une nouvelle solidarité qu’Émile Durkheim appelait “ solidarité organique ”, différente de l’ancienne “ solidarité mécanique ” et grégaire, à base ethnique ou tribale dans laquelle se sont enfoncés joyeusement bon nombre d’États africains (le Rwanda, le Burundi, la Côte d’Ivoire, les deux Congo, etc.), et subrepticement, le Togo d’Éyadéma.
Prenons un seul exemple : c’est à Louis XIV, roi absolutiste, guerrier expansionniste et autoritaire répressif des mouvements sociaux, que le royaume de France dut véritablement son unification par la refonte des us et coutumes ethnico-régionaux (flamand, breton, alsacien, normand, bourguignon, savoyard, occitan, picard, etc.) et aussi par la dotation du royaume d’institutions neutres et universelles (au sens de nationales, au-dessus des particularismes ethniques) dont certaines existent encore aujourd’hui. Comme dans d’autres domaines (le droit des affaires, le droit criminel), Louis XIV avait initié en matière civile un Code portant son nom, inspirateur du Code Napoléon. C’est à lui que revient la modernisation institutionnelle de l’État royal au-delà de la magnificence spectaculaire du château de Versailles. Par ailleurs, l’action de Bismarck dans la construction de l’Allemagne moderne dans la seconde moitié de XIXè siècle est rapprochée de celle du Roi-Soleil. Au cours de la même période, des tentatives analogues étaient repérables sur le continent africain à travers Samory Touré, Tchaka Zulu, Béhanzin et ses prédécesseurs, et un siècle plus tôt le roi ashanti Osei Tutu. Le royaume ashanti et le royaume du Danhomê sur le plan de l’organisation institutionnelle et administrative n’avaient rien à envier au royaume Louis-quatorzième.
Ces expériences endogènes de construction d’État africain ont été brutalement interrompues et néantisées par l’État colonial. Lequel s’était arc-bouté sur une idéologie foncièrement raciste et dont le mode de fonctionnement et les caractéristiques saillantes étaient très éloignés du modèle d’État moderne alors en voie de consolidation en Occident. Le colonisateur, surtout français, n’avait pas importé en colonie le modèle d’État qui fonctionnait chez lui. Fondamentalement, l’État colonial ignorait éperdument la séparation des pouvoirs chers à Montesquieu, d’autant que la justice par exemple ne jouissait d’aucune lichette d’autonomie ou d’indépendance. En colonie, le pouvoir, tout le pouvoir était concentré entre les mains du gouverneur et de son administration, en réalité une seigneurie féodale sous les traits républicains.
Par ailleurs, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la manipulation des élections au profit des élites politiques autochtones proches du pouvoir colonial était monnaie courante, que soit au Sénégal étudié par Catherine Atlan et Donal B. Cruise O’Brian ou au Togo étudié par Kodjo Koffi. Si “ la fraude électorale n’est pas une pratique anormale, mais un élément constitutif du ‘‘marché politique’’ ” comme l’écrit Patrick Quantin, en revanche, force est de reconnaître qu’en France, elle a été toujours sanctionnée par les tribunaux amenés à faire face lors de chaque scrutin à un contentieux électoral de plus en plus volumineux selon l’importance de l’enjeu politique. C’est que le vote n’est pas une vertu naturelle à l’homme, c’est par la volonté et de l’exécutif et du législateur, et bien entendu par l’intervention décisive du juge (la dextera domini), qu’il a fini par être apprivoisé, discipliné et civilisé au cours des siècles dans un pays comme la France et ailleurs en Occident. Lorsque Jean-François Bayart parle de “ greffe de l’État en Afrique ” ou de son “ hybridation ”, tout le problème est de savoir de quel État il parle : greffe et hybridation de l’État métropolitain avec l’État colonial ? ou greffe et hybridation de l’État colonial avec l’État bandit ? Ces trois différentes entités ne sont pas réductibles les unes aux autres, même si on peut trouver des passerelles entre elles.
L’État colonial importé en Afrique était un proto-État. Comme la Bande de voyous, rien ne limitait ou contenait véritablement le pouvoir du gouverneur et de ses collaborateurs qui avaient rarement de comptes à rendre, surtout pas à leurs administrés. Et comme consécutive, l’enrichissement personnel et la corruption n’étaient pas non plus des phénomènes rares, pendant que la violence et la répression étaient érigées en modes de gestion naturelle des rapports entre l’“ esclave ” africain et son “ maître ” occidental au sens hégélien de ces termes. Certes, au nom de la “ mission civilisatrice de l’Occident ”, on a construit des écoles, des routes, des hôpitaux. Mais l’école : n’était-elle pas destinée plus à abrutir l’esprit qu’à l’éduquer pour réagir à des problématiques et à le “ citoyenniser ” ? la route : plus à drainer vers la métropole les richesses extraites de la colonie ? et l’hôpital : plus à maintenir les corps valides pour le travail et le fisc ? En tout cas, insérées dans l’idéologie raciste du colonialisme, ces réalisations ne faisaient sens que rapportées à cette idéologie méprisante et négatrice de l’Autre. L’idée de grandeur que la France s’était toujours faite d’elle-même, de son histoire et de sa culture en Occident et dans le monde (une certaine France s’est toujours pensée comme hyper intelligente, hyper éclairée, élue et bénie de Dieu !) amplifiait le fossé entre maître et esclave en colonie. Pendant que la mythologie de “ la Patrie des droits de l’homme ” et la devise de la République empruntée à l’humanisme maçonnique (Liberté, Égalité, Fraternité) servaient de couvercle compresseur de l’exploitation nauséeuse en colonie privée de toute humanité, ce qui perdure encore dans certains milieux sous divers vernis pseudo-altruistes.
Bref, à partir des années 1960, cet État colonial, ce proto-État, que les Africains colonisés ont vu fonctionner et pris pour modèle (l’école entre autres servait à inculquer cette idée), a été tout simplement, sans réformes préalables en profondeur, affublé des attributs régaliens de l’État métropolitain moderne tel que le principe de souveraineté nationale, au nom duquel l’État bandit peut se permettre tout, absolument tout sur le territoire et sur sa population, et en impunité totale. N’a-t-il aussi pour lui et avec lui la violence légitime, cet autre élément régalien constitutif de l’État moderne, si on en croit Max Weber ? Contrairement à l’État métropolitain, et avec sa complicité, la “ postcolonie ” (A. Mbembe) peut massacrer, affamer, abrutir, piller, razzier, racketter ses sujets comme le firent ses prédécesseurs coloniaux, et surtout comme des bandes de bandits du Moyen age. Et il est assez frappant de constater avec quelle véhémence les postcolonies africaines aiment à revendiquer ce principe de souveraineté nationale à la face du monde lorsqu’elles estiment qu’il y a“ ingérence dans leurs affaires intérieures ”, alors même que des pans entiers du territoire échappent à leur contrôle et qu’elles peinent à remplir leurs fonctions de souveraineté élémentaire d’un État digne de ce nom. Les postcolonies africaines sont dans leur ensemble de gros producteurs de violence et d’insécurité qui ignorent superbement la sécurité et le bien-être de leur propre population. Certaines de ces postcolonies donnent l’impression d’être historiquement formatées pour n’être comme disait Sony Labou Tansi qu’“ un tas de merde jeté à la face du monde ”.
En Occident, la Bande de bandits a évolué vers un État de droit tel que nous connaissons à l’heure actuelle. Cependant il reste encore des traces de ces périodes voyoutes dans le subconscient de l’État moderne quand on pense par exemple aux comportements internes de certains Etats (assassinats politiques, pression fiscale, étouffements des scandales, corruption, enrichissement illicite des dirigeants) et aussi à la manière dont certains pays occidentaux, forts de leur bon droit de puissance, peuvent se permettent de se placer au-dessus du droit international. Le comportement des États-Unis dans nombre de crises dans le monde (voir L’Etat voyou de William Blum, 2002) et de la France dans ses relations avec ses colonies africaines relève du banditisme pur et simple.
En Afrique, bon an mal an, la Bande de bandits a évolué vers quelque chose qu’on peut appeler État, certes pas forcément “ moderne ” et “ civilisé ”, mais État quand même avec un certain degré d’institutionnalisation de l’État de droit. Ce sont notamment les cas de l’Afrique du Sud postapartheid, du Ghana de Jerry Rawlings ou de l’Ouganda de Yoweri Museveni. En revanche ailleurs, le proto-État colonial, pour diverses raisons, a régressé très sensiblement vers une Bande de bandits ou de voyous avec un taux de criminalisation élevé selon les pays. C’étaient hier par exemple les cas de la Côte d’Ivoire du Vieux-Crocodile-de-Cocody, Houphoüet-Boigny (on ne comprend pas toujours l’adulation et l’engouement autour de ce personnage féodal et amoral !), du Nigeria de Babaginda ou d’Abacha, du Liberia de Charles Taylor, de l’Ouganda d’Idi Amin Dada, du Zaïre de Mobutu Sese Seko. Actuellement, sous nos yeux, on peut citer les cas du Cameroun de Paul Biya, du Gabon de l’increvable Omar Bongo, de la Guinée Équatoriale de Teodoro Obiang Nguema, du Soudan d’Omar Hassan El-Bachir, du Zimbabwe de Robert Mugabe, et bien entendu du Togo d’Éyadéma qui nous intéresse.

Le Togo d’Éyadéma : une Bande de bandits et de voyous

Il est récurrent de dire que le Togo d’Éyadéma est géré par une bande de voyous. Dans l’esprit de ceux qui utilisent l’expression, on ne sait si c’est une métaphore ou un concept qui exprime une réalité concrète et palpable. A y regarder de près, la dictature Eyadéma est un copier-coller parfait de la Bande de bandits à l’origine de l’État moderne. Quatre raisons essentielles autorisent d’argumenter et de systématiser ce point de vue.

1. Modalités illégales et illicites de prise du pouvoir
Les modalités d’accession d’Éyadéma au pouvoir dans les années 1960 n’ont obéi à aucune procédure légale : le coup d’État contre Nicolas Grunitzky et auparavant l’assassinat de Sylvanus Olympio. Le statut même des meurtriers est d’une confusion juridique totale : ils étaient des démobilisés de la Coloniale recrutés au Dahomey voisin par l’autorité française pour contourner l’interdiction de lever des troupes sur le territoire togolais alors sous tutelle onusienne. Recrutés par la France hors du territoire et pourvus de nationalité française (ce qui n’était pas le cas de tous les Togolais), ils exigèrent à l’issue de leur mobilisation leur intégration dans la petite armée togolaise de l’époque. Juridiquement, politiquement et moralement, Sylvanus Olympio n’était pas obligé de les intégrer. Leur situation juridique était nettement différente de celle de leurs homologues dahoméens, maliens, voltaïques ou guinéens. Mais ils justifiaient le meurtre par la dérive autoritaire du régime Olympio, révélée entre autres par l’arrestation de ses opposants et de ses anciens alliés juventistes. Ce qui est exact. Cet argument toutefois ne tenait aucun compte du contexte sous-régional de l’époque marqué par exemple par les velléités d’annexion du Togo par le président ghanéen Kwame Nkrumah de mèche avec Antoine Méatchi et des juventistes radicaux qui complotèrent réellement contre S. Olympio. Il faut relever que l’argument constituait une justification ex post fort éloignée du mobile immédiat des meurtriers qui était plutôt d’ordre alimentaire. A la page 22 du Togo sous Éyadéma (Karthala,1986), était montrée l’évolution autoritaire du pouvoir olympiste, page que certains ont cru récemment devoir plagier et dénaturer avec une évidente mauvaise foi.
Souscrire à la justification des meurtriers revient à ouvrir la boîte à Pandore et fournir arguments à ceux qui sont tentés de liquider la dictature Éyadéma par la même méthode, d’autant qu’elle surclasse de loin tous les régimes l’ayant précédée en matière d’arrestations, d’arbitraire, de corruption et de cruauté. Si pour un État, il est malsain et même politiquement contre-productif de continuer à justifier ses propres faiblesses et manquements sur le dos de personnes assassinées il y a une quarantaine d’années, en revanche une Bande de bandits, donneuse de la mort, puise son existence et sa légitimité du nombre de ses cadavres.

2. Racket et razzia comme modes d’enrichissement
La Bande s’est assigné un objectif précis qui n’est pas celui d’un État soucieux de développement économique et de la qualité et de la densité du lien social, c’est-à-dire du bien-être et de vouloir-vivre ensemble. L’objectif de la Bande, à l’instar de l’État colonial et pis à bien des égards, c’est d’abord de s’enrichir en extrayant le maximum de richesse du territoire. Mobutu et Houphouët-Boigny le recommandaient expressément à leurs collaborateurs. Au lendemain de la Conférence nationale (juillet-août 1991), Éyadéma intimait le même ordre aux siens. L’ambassadeur de France à Lomé, Jean-François Valette, dans une note datée du 15 février 2000 adressée à son ministère de tutelle écrivait en substance : “ Autour du Président [Eyadéma], l’entourage est animé d’un seul état d’esprit que pourrait résumer le titre du film de Woody Allen : ‘‘Take the money and run’’, encore plus explicite dans la traduction française. Cet affairisme s’est trouvé amplifié par la perspective d’un départ du Président Eyadéma. Certains de nos compatriotes –malheureusement – y participent activement, ce qui nuit à notre image ” ? Nous sommes ici dans la configuration saisissante du Bon, de la Brute et du Truand, film du même nom où Sergio Leone a su élever avec maestria un temple à la gloire du cynisme le plus cru.
La Bande est organisée, structurée et hiérarchisée, même sommairement, autour du Chef à qui les membres obéissent au doigt et à l’œil. Le Chef : c’est un personnage cupide, sans morale ni scrupule, le costard de maffieux, le regard toujours dissimulé derrière des lunettes noires de maffieux, le discours officiel fruste et paillard dans le privé, dépeint avec ironie dans son curriculum vitae sur le site gouvernemental comme “ une force de la nature ” brute, déchaînée, aimant cultiver et entretenir ce qu’il y a de plus bestial dans l’homme. C’est lui le centre névralgique du système qu’il incarne et personnifie, sans lui il n’y a pas de système bandit possible. Mais au sein de la Bande existe une loi d’airain : nul n’a le droit de dépasser même d’un pouce le Chef. Dans la Bande tout est organisé en fonction des désirs du Chef, avec un nivellement extraordinaire par le bas.
En termes plus explicites, les détournements de denier public exécutés avec virtuosité au sommet de l’État illustrent cette dimension primordiale de la Bande. Les lettres réquisitoires de l’ancien président de l’Assemblée nationale, Maurice Péré, et surtout de l’ancien Premier ministre Gabriel Agbéyomé se passent de commentaire à cet égard et confirment dans les détails les pratiques relativement connues au Togo. Auparavant ce fut la Conférence nationale qui mit en exergue les méthodes d’enrichissement illicite de la Bande qui vivait scandaleusement sur le dos de la population : crédits bancaires jamais remboursés, factures d’eau, d’électricité et de téléphone jamais payées, commissions mirobolantes sur les éléphants blancs, monopoles sur les marchés publics sans appels d’offre, etc. La valise diplomatique sert, au vu et au su des services de renseignements occidentaux et surtout français, à convoyer drogue et pierres précieuses pour lesquelles Lomé est devenue une plaque tournante sous-régionale grâce au savoir-faire et à l’expertise de quelques Libanais de la place, cette frange intouchable et archiprotégée de la population togolaise. A Lomé, l’hôtel Palm Beach, – anciennement Le Président le bien nommé -, propriété d’un Crésus libanais, est un haut lieu de ces trafics alimentés par les Charles Taylor, les Fode Sankho, les Jonas Savimbi, ces intimes relations du Prédateur de Lomé 2 et des contrebandiers de toutes les nationalités. Sans parler de la rapacité foncière légendaire de la Bande à travers le pays, de la non-budgétisation de nombre de recettes publiques et des trafics d’armes. Si seulement l’avion présidentiel et les aéroports de Lomé et Niamtougou pouvaient un jour se mettre à table ! Car, non seulement on blanchit l’argent sale au Togo, on y fait mieux en noircissant l’argent propre au profit du Chef de Bande, grand prédateur devant l’Éternel, et de ses collaborateurs.
Et comme au saloon d’un western spaghetti, le peuple “ heureux qui chante et danse l’animation ” livre ses filles et ses femmes pour le repos bien “ mérité ” de ces aventuriers et de leur Chef, quand la Bande ne se les arrache pas elle-même de force. A la Conférence nationale, une cohorte de collégiennes et lycéennes a cru bien faire en venant dénoncer la prostitution de leurs mères au pouvoir bandit, oubliant comment elles-mêmes se livraient au Minotaure et à ses acolytes pour quelques poignées de francs CFA. Comme dans le film Mobutu, roi du Zaïre, le Chef de Bande peut coucher avec les femmes de ses collaborateurs qui y voient, malgré eux peut-être, moins un affront et une humiliation qu’une marque insigne d’honneur et de gratification. Dans le même temps, et paradoxalement, le Chef ne vit pas avec ses nuées de femmes et de maîtresses, mais avec de petits voyous de la rue, à l’occasion transformés en “ liseurs de tracts et de communiqués ” professionnels qu’on peut affubler de l’épithète générique Étienne Gamiledji. A Lomé 2, Étienne Gamiledji côtoie d’autres bandits de renom comme Laclé, Barqué, Mivédor. Lomé 2, cet antre grouillant de la “ podologie ” (podo : ventre en ewe) où s’agglutinent et se bagarrent des pirates homonymiques venus du fond des mers tels que Charles Debbasch, Charles Pasqua, Jacques Vergès et surtout Jacques Chirac. Il est fort possible que le Chef de Bande ait eu un projet de construction d’État à sa prise de pouvoir, mais il s’en est vite volatilisé à partir de janvier 1974 suite à l’accident de Sarakawa et à la “ nationalisation ” (en fait une privatisation déguisée au profit de la Bande) des phosphates, ce qui a tourné la tête à la Bande, désormais atteinte de vertige, d’arrogance et d’extravagance. Si ces pratiques ont pu éclore, c’est principalement parce que l’on est en présence d’une précarisation du droit qui favorise l’impunité érigée en norme pérenne et institutionnalisée.

3- Précarisation du droit et des institutions du pays
La précarisation du droit ou de la norme caractérise singulièrement la Bande dans ses rapports à la société aux dépens de laquelle elle prospère. Si la Bande dispose d’un minimum d’ordre interne, cependant c’est l’anomie (Émile Durkheim) qui règne en maître dans ses rapports avec la société. Le propre de la Bande c’est de corrompre au sens premier et second (cf. Montesquieu dans L’Esprit des lois sur les différentes acceptions de ce terme), et finalement de détruire tout ordre social existant et de ne rien façonner en lieu et place. Et pour cause, la Bande a une détestation somatique du droit et de tout ce qui ressort de la loi, pas de ce droit théorique et intellectuel, mais du droit en tant que pratique effective de régulation sociale. Les individus et les groupes sont alors laissés à leurs passions, sans repères ni référents. La loi, les institutions et le droit sont ainsi frappés d’incertitude et d’instabilité chroniques.
Rappelons ici un épisode de la légende du peuple hébreu à sa sortie d’Égypte, errant dans le désert, dans une anarchie et anomie totale à faire désespérer Moïse. L’astucieux guide alla alors se dissimuler derrière un buisson et revint bientôt la mine composée d’autorité et de gravité solennelles (sont-ce les fameuses cornes de feu ?) vers son peuple, muni de la table de la loi. Figure de la nouvelle alliance verticale entre Israël et Yahvé son garant, la table tisse de nouveaux liens sociaux horizontaux entre les Israéliens eux-mêmes, ce qui leur permit d’entrer triomphants en Canaan, la terre promise où coulent du lait et du miel.
De cette légende biblique, il apparait qu’il n’y a pas de vie collective normale sans un minimum d’ordre et de discipline sociale acceptée, sans une puissance morale respectée, qui réglemente l’infinité et l’insatiabilité des désirs des individus et des groupes, et qui bride la prolifération des passions individuelles. Les sociétés africaines dans leurs spécificités les plus diverses ont, elles aussi, élaboré des codes de conduite sociaux indispensables qui cimentent et consolident leur vivre-ensemble. A la différence de Moïse dans le Sinaï, à aucun moment, la Bande à Éyadéma n’a jamais voulu produire des valeurs qui soient universelles en lesquelles le peuple togolais dans ses diverses composantes sociologiques et culturelles se reconnaît, c’est-à-dire de nouvelles valeurs communes se situant au-dessus des valeurs ethniques particulières. Ce qui aurait été un nouveau contrat social, source d’une conscience commune, régulateur social dans une société plurale dont l’intégration, de façon diffuse, s’effectue malgré tout, ne serait-ce parce que les individus et les groupes échangent entre eux, et donc changent. Il ne manque que la force du droit ou de la loi pour contrôler et canaliser ces changements. La velléité explicite d’Éyadéma de chercher à créer ou à imposer une identité nationale dont son groupe ethnique serait le vecteur pour contrebalancer l’hégémonisme politique et culturel des Ewe dans le Sud, ne peut être qu’une entreprise hasardeuse et impossible, vouée à un échec programmé. Notons, assurément, que c’est là une méthode caractéristique de Chef de Bande plutôt que de chef d’État qui doit s’élever au-dessus des contingences tribales et primordialistes.
Ceci étant dit, lorsque Éyadéma s’empara du pouvoir en janvier 1967, sa première décision fut de suspendre la constitution de 1963, comme lui et les assassins de S. Olympio le firent de la constitution de 1961. L’interdiction frappait aussi les partis politiques, les syndicats, les différentes associations, par ailleurs l’assemblée nationale fut dissoute. Ainsi, tous ces espaces d’apprentissage social et politique du vivre-ensemble furent hermétiquement clos, et la clé déposée dans les mains du Chef de Bande. Pendant longtemps, le Togo était géré par des ordonnances et des décrets. La création en 1969 du parti unique, le Rassemblement du peuple togolais (RPT), ne fit qu’amplifier en l’hypertrophiant l’exercice personnel et solitaire du pouvoir doublé d’une extraordinaire personnalisation (on peut même parler de divinisation) du Chef de Bande, survenue au lendemain de l’accident de Sarakawa, qui annonça le début du commencement du naufrage social, du basculement de la Bande dans la démence psychosomatique et l’envoûtement de soi. Observons bien les membres de la Bande : ne sont-ils pas, en fonction de leur proximité avec le Chef, pour la plupart atteints de mythomanie et de sida mental avec des mensonges hyperboliques qui laissent pantois ? Sous d’autres cieux, ils seraient des pensionnaires émérites des centres psychiatriques, malheureusement rares au Togo…
Le Programme et statuts du Rassemblement du peuple togolais, plus connu sous le nom de “ Livre vert ”, édité en 1969, premier texte universel imposé par la Bande aux Togolais, fut rapidement vidé de son contenu au profit de pratiques pour le moins autoritaires, scandaleuses et honteuses, très éloignées de l’esprit même desdits programmes et statuts. Et son auteur d’alors, Edouard Kodjo, laissa lui-même quelques plumes en 1971 sans pour autant claquer la porte de la Bande. Il en fut de même de la constitution de 1980, censée être le référent fondamental pour les Togolais, alors même que cette constitution ciselait dans le granit de l’écriture des pratiques autoritaires, scandaleuses et honteuses. Jusqu’aux années 1990, jamais on n’a entendu la Bande citer pour si peu que ce soit un alinéa de ladite constitution pour justifier, argumenter les actes qu’elle posait. Tout se passait comme si elle n’avait point besoin de la loi fondamentale, tandis qu’elle clamait urbi et orbi que l’existence même de la constitution était synonyme de la démocratie. C’était la belle époque de la guerre froide, bon prétexte qui permettait de boire aperto naso toutes les insanités discursives de la Bande.
D’un autre côté, le Chef et sa Bande ont signé une tonne de textes (décrets, ordonnances, lois, codes, chartes, etc.) et ratifié une multitude de traités interafricains et internationaux dont seulement ceux qui imposent des contraintes et des obligations à la population furent respectées. En revanche, ceux qui dessinent des frontières et des limites, même floues, au pouvoir de la Bande seront systématiquement jetés à la poubelle de la mémoire et ignorés. Parmi un millier d’exemples, citons simplement le code de procédure pénale, le code de la famille, le code du travail, la charte des partis politiques. C’est que la Bande, à la différence de l’État, n’a pas de devoirs mais que des droits sur la population. Elle aurait pu faire l’économie des modifications, intervenues au cours de l’année 2002, de la constitution de 1992 et de toute l’architecture juridico-légale issue des Accords-cadre de Lomé de 1999, puisqu’une Bande n’a jamais agi dans un cadre légal, ce qui est pour elle un phénomène superfétatoire situé en dehors de son entendement : une Bande est un hors-la-loi, expression qui exprime toute la mentalité et la psychologie individuelles et collectives de ses membres.
Comment dans ces conditions respecter sa parole d’honneur, de “ militaire ”, quand celui qui la donne n’est pas un militaire mais un Chef bandit ? Et comment croire de surcroît à la caution morale de cette parole d’honneur quand cette caution est de même acabit que le Chef bandit : c’est-à-dire Jacques Pirate, exécuteur testamentaire de la Françafrique foccartienne à la caisse de laquelle le misérable Togo est un des plus zélés et réguliers cotisants africains ? Et est-il vraiment besoin de rappeler toutes ces fameuses paroles d’honneur de “ militaire ” où, comme en mai 1967 par exemple, le Chef de Bande se disait opposé au parti unique ? Ou ses retraits annoncés du pouvoir ? Mais la dénonciation, sans raison valable apparente, à la Conférence nationale de l’Accord du 12 juin 1991 sous des applaudissements nourris n’est-elle pas aussi révélatrice de cette culture politique voyoute qui s’est enracinée en profondeur en terre togolaise ?
Cependant, plus hier qu’à l’époque de la guerre froide, la Bande a besoin de l’habillage institutionnel démocratique en ces temps de bonne gouvernance et de conditionnalités politiques, ces chiffons rouges que les toréadors internationaux aiment à agiter hypocritement à la face des Bandes mendiantes des pays qu’elles ont contribué à appauvrir. Ainsi, dans l’esprit du Chef de Bande et des siens, la Commission nationale des droits de l’homme, créée en 1987, devait “ servir à convaincre la communauté internationale que tout allait bien au Togo en matière de droits de l’homme ” (cf. Yawovi Agboyibo, Combat pour un Togo démocratique, 1999). La constitution, les partis politiques, les syndicats, les élections, les associations, la presse, etc. sont destinés à la consommation extérieure, aux bailleurs de fonds étrangers dont les moins vigilants croiront et soutiendront (par naïveté ?) ces simagrées institutionnelles. La Bande, ou plus exactement son Chef, est un monstre ayant la tête de Janus, cette divinité de la Grèce antique à double face (son équivalent s’appelle Djominakosu dans le culte vodu chez les Ewe) dont l’une est souriante pour la consommation extérieure afin de capter aides et subventions, et l’autre terrifiante et exécrable pour l’usage interne : la face de la violence à l’état brut et de la cruauté.

4- Violence et cruauté : quatrième mamelle de la Bande.
C’est à partir de 1974 que la Bande a véritablement basculé dans la répression, la violence, l’arbitraire et la cruauté. Contrairement à d’autres pays où elle est d’origine policière, la répression au Togo est une spécialité de la branche armée de la Bande, abusivement appelée Forces armées togolaises. Car, s’il y a bel et bien des militaires au Togo, en revanche, il est difficile d’affirmer qu’il existe une armée en tant que telle. Car, elle ne connaît pas ce qu’on appelle véritablement la discipline militaire, sans laquelle il n’y a pas d’armée, dans la mesure où par exemple un homme de troupe peut non seulement désobéir à son supérieur hiérarchique mais encore le faire punir pourvu qu’il dispose de la couverture et de la protection nécessaires auprès du Chef de Bande. En outre, les militaires togolais n’ont pas de statut, leurs promotions et avancements se font selon les humeurs du Chef de Bande, sans critères objectifs précis. Depuis un certain temps, le militaire togolais achète souvent lui-même son propre uniforme chez le fripier du coin.
La nationalisation des phosphates en février 1974 et le renchérissement des cours qui s’en est suivi ont eu pour conséquence leurs recrutements réguliers et massifs faisant passer leur nombre de quelque 300 hommes en 1960 à 14-15 000 à l’heure actuelle, la plupart du temps issus du groupe ethnique du Chef de Bande. Ils constituent plus probablement une soldatesque qu’une armée, dont la fonction n’est pas la défense extérieure du territoire. Cette soldatesque s’est substituée aux forces de police dans l’exécution des tâches de sécurité intérieure avec des armes de guerre, quand ils disposent de munitions dans leurs engins. Organisée en corps francs spécialisés dans la répression, le kidnapping, la disparition, la violence, la torture et la tuerie, elle est une milice privée géante aux ordres et au service Chef de Bande, même si elle est parcourue de courants pluriels et dissidents, d’ailleurs vite étouffés dans des bains de sang. Elle fait figurer constamment le Togo au palmarès des rapports des organisations de défense de droits humains. En 1994, un éditorialiste concluait ainsi un article d’humeur dans Tribune des démocrates :
“ Au Togo, on ne tue pas parce que vous êtes démocrates : on vous tue pour une critique ; on vous tue parce que le poste que vous occupez, on veut l’offrir à un frère de tribu ; on vous tue parce que vous êtes dans un service ou une banque que l’on veut tribaliser ; on vous tue pour votre culture, pour votre intelligence ; on vous tue par pure bêtise ; on vous tue pour ressusciter un passé crapuleux abhorré ; on vous tue parce que vous réclamez le droit et la justice ; on vous tue parce qu’on s’estime plus togolais que vous ; on vous tue quand vous dites que le Togo n’est ni une propriété privée ni une réserve ; on vous tue parce que vous dites que le tableau noir qu’on proclame blanc est bel et bien noir… ”.
Et on vous tue aussi parce que vous êtes intègre, parce que l’intégrité morale représente une menace pour la Bande. Comme dans le film L’État sauvage (1978) où le héros, Patrice Doumbé, fut assassiné pour avoir incarné cette éthique dans un système politique africain corrompu. Ou encore comme dans le roman d’Ahmadou Kourouma En attendant le vote des bêtes sauvages qui égrène presque à chaque page cette violence inouïe et sanguinolente pour un oui pour un non. On peut avancer le nombre plancher de 5-6 mille morts depuis l’arrivée de Big Brother au pouvoir en 1967, qui a essaimé le territoire de commandos de la mort, de camps de la mort tels que Agombio, Kazaboua, Mandouri, Otadi et les Réserves fauniques de la Kéran, de sinistre mémoire où étaient planifiés avec calme et sang froid de yogi la torture, la répression et le viol. Il n’est pas improbable que dans les années à venir soient découverts des charniers humains au Togo. Le Togo est un mixage tropicalisé de Le Château de Franz Kafka et de 1984 de George Orwell avec ses cohortes de sicaires et de délateurs professionnels qui fragilisent le lien social très ténu entre Togolais de l’intérieur comme de la diaspora. Car, c’est dans la dénonciation calomnieuse, la violence extrême et la cruauté exercées sur le corps de l’Autre que Big Brother et sa Bande prennent leur épectase, cette extase jubilatoire qui va au-delà même du plaisir génésique. Dans les hautes sphères mentales de la Bande, la politique doit se comprendre en termes virils et martiaux qu’incarne si bien la figure du fusil. C’est avec le fusil que la Bande tient le peuple en respect sur le champ de l’exploitation de ses richesses, oubliant de construire l’État, qui n’est pas et n’a jamais été son objectif prioritaire. Alors comment démocratiser un système qui n’a rien d’un État ?

Rien n’est à démocratiser dans la dictature Éyadéma !
Lorsque l’on parle de démocratiser, cela sous-entend un État. Lequel suppose l’existence de pouvoirs et de contre-pouvoirs organisés et reconnus, une différenciation entre sphère publique et sphère privée, une administration neutre et impartiale qui fonctionne avec des règles établies, des institutions de contrôle et de sanction, des acteurs politiques et des citoyens libres et actifs impliqués dans la gestion de la Cité, des règles du jeu universelles effectives et valables pour tout le monde. Il n’y a rien de tel au Togo quand on lit par exemple le Cahier de retour du bercail d’Ékoué B. Ayivi sur Diastode. Certes, on a une dictature qui a toujours aspiré au totalitarisme afin d’imprimer sa marque sur les corps et les esprits sans en avoir toutefois véritablement les moyens. On a ainsi un totalitarisme inachevé, plus dangereux encore que le nazisme et le stalinisme, car il éprouve à tout moment le besoin de se prouver à lui-même qu’il est une dictature totalitaire avec des monstrations de “ la force brute de la nature ”. On n’a pas affaire à un État, mais plus sûrement à une Bande de bandits, sans projet politique de construction d’État, mais qui sait toutefois utiliser la puissance publique pour briser les corps et les os, pour extorquer et extraire de façon exorbitante des richesses du territoire.
La science politique transitologique a tendance à percevoir le Togo comme un cas d’école typique de restauration autoritaire, où donc la transition vers la démocratie ne s’est pas effectuée. Cependant, la transition suppose préalablement que le système politique en question soit un État miné par des crises de légitimité politique, économique et sociale, et qu’il y ait panne dans l’allocation néopatrimoniale des ressources. On ne peut pas dire que la dictature Éyadéma soit en crise, car au commencement, il n’y a pas d’État qui serait en crise. La Bande, dotée de la puissance publique, ne connaît pas de crise, elle vit et prospère au contraire sur et de la crise qui lui est consubstantielle.
Ce n’est pas un hasard si Big Brother, qui est un fin connaisseur de son système, s’est toujours opposé à toute idée de démocratisation. En mai 1990, le septième Conseil national de son parti, le RPT, opposa un “ non ferme et unanime au multipartisme ” (La Nouvelle Marche du 28 mai 1990). En juin de la même année, il faisait partie du club des réfractaires (Mobutu, Hassan II, Bongo, Paul Biya, etc.) au discours de La Baule du président français François Mitterrand appelant les Chefs de Bande africains à aller vers plus de démocratisation de leur système, discours d’ailleurs en deçà de l’original écrit par Eric Orsena, et qui prenait avec retard le train de la démocratie déjà en marche sur le continent.
Par ailleurs que pouvait faire vraiment le Premier ministre de la Transition, Joseph Koffigoh, contre la soldatesque de la Bande lorsqu’il a été attaqué et pris en otage ainsi que les membres du Haut Conseil de République ? Mais la traîtrise de Joseph Koffigoh, inscrite dans une stratégie apparemment réfléchie et mûrie, le fera catapulter dans les bras du Chef de Bande dont il deviendra un baron onctueux et bourré de componction. Résultat des courses : le démantèlement et le vidage des nouvelles institutions dans une stratégie de terreur méthodique et systématique.
Le pauvre Joseph Koffigoh n’avait rien, absolument rien (ni structures étatiques, ni institutions politiques) à faire “ transiter ” vers la démocratie, si ce n’est le Chef de Bande lui-même qui, lui, voyait avec raison dans la “ transition ”, une menace et l’effondrement de son système. Et il fit tout pour s’opposer à la Conférence nationale qui l’avait dépouillé de ses prérogatives, sans lesquelles il n’existerait pas. Big Brother a tout compris et sa réaction a été d’une brutalité et d’une violence à la hauteur de l’enjeu politique.
On peut démocratiser un État autoritaire, mais démocratiser une Bande, telle que celle d’Éyadéma, relève de l’inconscience et de la gageure. Joseph koffigoh, personnage falot par-dessus le marché, a été envoyé en réalité au casse-pipe, et s’est fait féal de son bourreau. Si l’on veut démocratiser une Bande, il faut commencer par éliminer, solution radicale, son Chef, à moins qu’il ne se convertisse à l’idée d’État et de démocratie, comme semblent le lui indiquer ses anciens collaborateurs Maurice Péré et Gabriel Agbéyomé. Mais “ la force de la nature ” n’est pas faite pour écouter ces “ énergumènes ” qui, à défaut d’une évolution réformiste interne de la Bande qu’ils souhaitent (ce qui est d’ailleurs impossible et irréalisable !), ont quitté avec fracas le bateau fantôme venu jeter son ancre sur les côtes togolaises en janvier 1963 pour s’y incruster durablement comme des sangsues.

PS : Le texte constitue le premier volet de mon analyse de l’échec du processus démocratique au Togo. Prochain rendez-vous en septembre sur letogolais.com, pour le second volet intitulé “ Les acteurs politiques et le système ”. Bonne lecture.

Boston, USA, 27 août 2003

Comi M. Toulabor
Directeur de recherche FNSP
CEAN-IEP de Bordeaux