24/04/2024

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Le 27 avril : la transcendance tronquée au Togo

Le poète-chanteur, Aurélien Félix Boccovi, célébrant dans une de ses compositions dédiée à la fête de l’indépendance, disait à propos du 27 avril qu’« il n’y a pas un jour plus beau que celui-ci ». Jusqu’à l’avènement du dictateur Eyadéma au pouvoir en janvier 1967, il était la seule fête vraiment nationale dans le calendrier officiel qui permettait au peuple togolais dans son ensemble, sur toute l’étendue du territoire, de communier effectivement à l’unité nationale. Ce moment fondateur, où la nation naquit à la lumière en 1960, en sortant des profondeurs de l’utérus colonial, n’appartient à personne si ce n’est au peuple.

Le 27 avril, comme toute date de naissance, il n’y en a pas deux. C’est à partir de cette date que s’égrènent notre histoire commune, notre généalogie commune, notre carte identité nationale. C’est le moment unique où le peuple transcende ses particularismes ethniques. C’est à partir du 27 avril que prennent sens la « république », le « togolais », le « national ». Avant, il n’y avait pas une véritable histoire nationale, autonome de l’histoire du colonisateur qui inculquait que nos ancêtres étaient des Gaulois, puisqu’il prétendait que les Noirs n’avaient pas et ne pouvaient pas avoir d’histoire propre à eux. Il n’y a pas un jour plus beau que ce jour qui aurait dû être placé sur un pyramidion sacré, toujours éclairé, pour donner du sens à l’existence plurielle, ou même plurale, de la nation en gestation.

Mais avec l’arrivée du dictateur Eyadéma au pouvoir, le 27 avril est devenu une date embrouillée du fait qu’elle a été basculée dans le vide, rendant l’idée même d’unité nationale plus problématique qu’hier. Le Togo est le seul pays en Afrique où pareille date est source de discorde et de mésentente mortifères. A ce « jour plus beau » de naissance collective est substitué un autre jour : le 13 janvier. Lequel télescope l’assassinat de Sylvanus Olympio en 1963 et le coup d’Etat contre Nicolas Grunitzky en 1967. Si le pouvoir Eyadéma avait jusqu’alors joué sur l’ambiguïté de ce télescopage, il clarifia toutefois sa position dans la presse gouvernementale, Togo Presse, en faisant passer le 13 janvier 1973 pour le dixième anniversaire de sa prise du pouvoir alors que le 13 janvier 1977 était la date normalement inscrite sur les tablettes et l’ordo du régime. Cette « clarification » ne faisait qu’accroître l’embrouillamini au point qu’on ne sait plus si le règne du général-président Eyadéma débuta en 1963 ou en 1967. Pire, le pouvoir personnalisa, en l’« olympiannisant », cette date commune, le 27 avril, envoyé aux orties avec ses symboles afférents.
Certes, en 1979 par exemple, on pouvait lire dans des documents officiels que le 27 avril 1960 consacrait l’« Indépendance du Togo ». Mais très tôt aussi, l’hymne national, Terre de nos aïeux, fut interdit et remplacé par une insipide chanson d’animation du RPT (Rassemblement du peuple togolais), ex-parti unique, et le drapeau national fut concurrencé par l’emblème de ce même parti. Par ailleurs, les bouches qui osèrent prononcer le nom de Sylvanus Olympio ou chanter des chansons de l’époque nationaliste furent brutalement tues (tuées ?), et les corps qui osèrent afficher ses pagnes-effigies menacés de mort. Tous les prédécesseurs du dictateur tels que l’ex-vice-président Antoine Méatchi, assassiné dans des conditions horribles de la « diète noire », et l’ex-président Kléber Dadjo furent oubliés tout comme Nicolas Grunitzky, même si on lui dédia une rue de la capitale. Une débauche de discours de disqualification du moment fondateur de notre histoire nationale, produite ensemble, fut alors lancée, et l’on proclama le 13 janvier 1963 (ou 1967, on ne sait plus exactement !), fête de la « Libération nationale » qui vampirisa l’« indépendance nationale » dans une coïncidence qui n’est pas due au hasard. Comme en 1804, sous le Second Empire, où Napoléon Bonaparte promulgua fête nationale le 15 août, sa date de naissance, ainsi fit Eyadéma du 13 janvier. Les dates essentielles de l’histoire nationale du pays sont autant de dates personnelles comme le 24 janvier (accident de Sarakawa), le 2 février (retour triomphal), le 28 juin (décès de sa mère Maman N’Danida ou N’Danidaha), etc., célébrées pour certaines avec le faste et l’éclat convenus dans une dictature prioritairement festive.

Les principales artères de Lomé sont marquées de ces événements, tandis qu’il faut aller à Dar-es-Salem, en Tanzanie de Julius Nyerere, pour voir une voie porter le nom du premier président togolais. L’appellation « Place de l’Indépendance » donnée à l’endroit abritant le monument idoine dans la capitale est officieuse, et il est tout sauf une place de l’indépendance digne de ce nom avec l’aspect majestueux qu’on aurait dû attendre.

Le Togo est le seul pays africain qui entretient une relation aussi conflictuelle avec son indépendance confondue avec la personne de Sylvanus Olympio à l’égard de qui le dictateur Eyadéma avait une détestation personnelle transformée et érigée en haine nationale. Au Ghana par exemple, si l’ancien président Kwame Nkrumah fut exécré à sa chute en février 1966, les Ghanéens n’en continuèrent pas moins de célébrer la fête de l’indépendance. Nkrumah fut plus tard réhabilité et un magnifique mausolée élevé en sa mémoire à Accra sur la High Street. Au Bénin, au Mali, au Niger ou ailleurs, les coups d’Etat n’ont jamais supprimé les fêtes de l’indépendance.

Le rapport de la curieuse Commission nationale de réflexion sur la réhabilitation de l’histoire du Togo, créée en septembre 2005, n’a fait qu’aggraver l’embrouillamini. Elle recommande dans ses conclusions de reconnaître Sylvanus Olympio comme « père de l’indépendance » et le général-dictateur Eyadéma comme « père de la nation » d’une part, et d’autre part de célébrer le 27 avril avec faste comme fête nationale de l’indépendance tandis que le 13 janvier est considéré comme journée de la réconciliation nationale. Autrement dit, la Commission n’a résolu aucun problème. S’il est très probable que l’institutionnalisation de cette transcendance falsifiée est destinée à satisfaire les commanditaires du rapport, il est clair aussi qu’elle singularise encore plus un pays déjà assez singulier qui fut le seul au monde à commémorer dans l’« apothéose » le 6 juillet 1984 l’anniversaire de sa colonisation (allemande) présentée comme le « centenaire de l’amitié germano-togolaise » (cf. La Nouvelle Marche du 7 juillet 1984). Quel crédit accordé à cette « réhabilitation » (et ce terme n’est pas innocent) que le dictateur défunt avait lui-même inaugurée en juin 1987 sans lendemain lorsqu’il invita pour concertation et réconciliation nationale les leaders de l’époque nationaliste encore vivants ?

Il semble que ce 27 avril 2006 sera célébré avec une grandeur inégalée depuis des décennies et les préparatifs vont bon train. Cependant cette célébration qui se passe dans un contexte de transcendance tronquée oblitère lourdement sa portée symbolique dans la construction et la production de sens dans une société qui porte encore les traumatismes et les stigmates sanglants des présidentielles du 24 avril 2005.

Bordeaux, le 16 avril 2006
Comi M. Toulabor
CEAN-Sciences Po