29/03/2024

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Les blessures d’Aného la togolaise

Par Philippe Bernard

Tout est calme à Aného. La petite ville togolaise au bord de l’océan reprend son souffle. Sur le grand marché du mardi, Joséphine, la marchande de bassines en plastique, se fait vernir les ongles par l’une de ces dames qui se faufilent entre les étals avec des flacons multicolores. La vendeuse de riz et de semoule monte la garde près de ses sacs, tandis que l’épicière sert sa première cliente. « On ne vend plus rien depuis un mois, marmonne une marchande de tissu. Ce n’est plus comme avant. La moitié des clients sont partis se réfugier au Bénin. Même nous, nous vivons dans le doute depuis l’élection. » Elle marque une pause, puis reprend : « Mais si je parle des événements, on va me passer les menottes, me tuer. »

Derrière les étoffes chamarrées, sous les odeurs sucrées, au-delà même des sourires, la peur n’est jamais loin à Aného. Un seul homme tient commerce. Il remplace son épouse, arrêtée et incarcérée, dit-on, au lendemain des émeutes qui ont fait de cette ville l’une des principales victimes, avec Lomé et Atakpamé, de la présidentielle du 24 avril.

Aného, éphémère capitale du Togo précolonial, est une petite ville parmi d’autres dans ce pays de 5 millions d’habitants, francophone, minuscule à l’échelle de l’Afrique, mais considéré par la France, ancienne puissance de tutelle, comme stratégique, au point d’avoir soutenu, trente-huit années durant, la dictature du général Eyadéma, mort le 5 février. Un mois après « les événements » , selon l’euphémisme de rigueur ici, Aného apparaît comme un symbole de la fracture politique et ethnique qui déchire le Togo. D’un côté, un Nord légitimiste, rural, choyé par le pouvoir, de l’autre, un Sud plus ouvert et rebelle. D’un côté, un pouvoir autoritaire et clientéliste, de l’autre, une partie de la jeunesse confrontée à la décrépitude économique et prête à brandir les idéaux républicains pour exiger la démocratie.

Dans cette bourgade d’allure assoupie mais de réputation frondeuse, fief traditionnel de l’opposition, les événements auraient, selon la Ligue togolaise des droits de l’homme, causé la mort d’une cinquantaine de personnes, des membres des forces de l’ordre, mais surtout des émeutiers. Le Mouvement togolais de défense des droits de l’homme, proche du pouvoir, annonce quant à lui une seule victime, une femme, touchée par une balle perdue. Seule certitude : les témoins évoquent des scènes d’une extrême violence.

Tout a commencé un mardi, jour de marché à Aného, quarante-huit heures après un dimanche électoral entaché de fraudes et de violences. La proclamation du résultat officiel ­ immédiatement avalisé par la France ­, attribuant une nette victoire (plus de 60 % des voix) à Faure Gnassingbé, fils du défunt dictateur, a été vécue comme une injustice. « Quand le bruit a commencé à se répandre, tout le monde a compris ce qui se passait, se souvient Joséphine, la vendeuse de bassines. J’ai vu les jeunes armés de gourdins et de machettes qui avançaient sur la route. J’ai balancé la marchandise dans le pousse-pousse et je me suis enfuie. » Un mois a passé, mais Joséphine continue d’aller dormir dans une chambre qu’elle loue à 3 kilomètres de là, de l’autre côté de la frontière, « parce qu’on sait qu’ici, la nuit, on vient chercher des gens pour les faire disparaître » .

Visage et voix d’enfant, Koussam, 17 ans, lycéen à Aného, erre dans le camp de réfugiés de Comé, au Bénin, de l’autre côté du fleuve Mono. Son père, délégué de l’opposition dans un bureau de vote, a été, dit-il, frappé devant ses yeux puis emmené dans un camion. « Le mardi des résultats, témoigne Koussam, on était furieux. Akitani -le rival de Faure Gnassingbé- avait obtenu 90 % des voix chez nous, on l’avait constaté le soir du dépouillement. Et ils ont osé proclamer l’autre vainqueur ! On est sortis dans les rues pour proclamer les vrais résultats, creuser des tranchées et casser. On a brûlé le commissariat et l’Hôtel de l’Union, où les gens du pouvoir se réunissaient. Le soir, les bérets rouges -l’unité d’élite de l’armée- sont entrés dans les maisons et ont pris mon père. Il m’a crié de me sauver. J’ai traversé la frontière par la lagune. »

Foisonnants ou secs, héroïques ou dramatiques, mais souvent invérifiables et mettant invariablement en cause la « complicité de la France » dans la reconnaissance d’un scrutin truqué, les récits livrés par les acteurs et témoins des trois journées qui ont ébranlé Aného permettent d’en reconstituer l’essentiel : dès la diffusion du résultat par la radio d’Etat, des centaines d’habitants, peut-être des milliers, s’en sont pris aux bâtiments représentant le pouvoir en place. Aux abords de la préfecture, ils se sont heurtés à des tirs. Des manifestants sont morts, d’autres ont été blessés. Furieux, des jeunes gens ont alors mis à sac le commissariat, dérobant des armes dont ils ont fait usage maladroitement, mais immédiatement.

A partir de cet instant, Aného est devenue la seule ville où des insurgés se sont retrouvés avec autre chose que des bâtons et des coupe-coupe entre les mains. Les forces de l’ordre, informées de rumeurs selon lesquelles l’opposition aurait distribué des armes à ses partisans, ont redoublé de violence. D’autant que d’autres fusils leur ont alors été volés au poste de péage routier situé à l’entrée de la ville. Au total, une dizaine d’armes ont ainsi disparu.

Des renforts ont été dépêchés de Lomé, la capitale, distante de 45 km. Selon plusieurs témoignages, des soldats auraient alors « arrosé » les insurgés depuis un hélicoptère. « Les hélicos tournaient, c’était la panique, le sauve-qui-peut général, raconte un manifestant qui assure avoir transporté trois morts dont il cite les noms. C’est ensuite que les jeunes ont incendié des maisons et des voitures. » « C’était pire que les films de Rambo, renchérit Léopold, 23 ans, un militant de l’opposition rencontré dans un camp du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) au Bénin. Tu cours avec deux de tes copains, les militaires sont au-dessus de toi et tirent, tu te retournes, et il t’en manque un. » Delphine, 19 ans, a failli ne pas se relever. Elle dit avoir reçu une balle dans les reins en rentrant du marché. Opérée à Aného, elle a dû jurer de ne jamais en parler, mais n’a apparemment pas tenu sa promesse. Depuis que des militaires sont venus chez elle, elle se cache.

LE MONDE du 27/05/05