28/03/2024

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Togo: entre sens de la nation et individualisme aveugle

Le sens de la nation, nous l’avons certainement tous, ou presque. Je n’en veux pour preuve que les marches de protestation contre le régime illégitime qui rassemblent chaque samedi près d’un million de Togolais dans la capitale. Je pourrais ajouter d’autres preuves, comme le rejet de la personne de Gilchrist Olympio ces derniers temps par l’immense majorité des Togolais, malgré l’aura qui l’entourait jusque-là, tout comme celui de tous les leaders par qui le peuple estime avoir été trahi. Même, sur un autre plan, la joie collective qui unit tout le peuple togolais après une victoire de l’équipe nationale peut nous convaincre de l’existence du sens de la nation. L’individualisme aveugle, poussé parfois jusqu’à l’imbécillité criminelle aussi, puisque nous sommes des hommes, est en nous ou tapi à la porte de notre cœur, comme le mal, dans le récit biblique, qui guettait Caïn avant le meurtre de son frère Abel; Dieu, nous dit-on, l’invitait à dominer cette passion aveugle. Le problème est qu’il nous faut trancher, lorsque le sens de la nation et l’individualisme aveugle sont en conflit.

En politique, et plus précisément dans l’histoire mouvementée de la politique togolaise aux soubresauts et volte-face les plus imprévisibles qui puissent exister, il ne serait pas sain de prêcher ici un angélisme qui ferait croire qu’il existe une catégorie de citoyens uniquement mus dans leur pensée et dans leurs actes par le sens de la nation et nullement hantés par le démon de l’aveuglement individualiste. Nous sommes sur un chemin qui doit nous conduire vers ce que nous concevons comme étant le sens la nation, non seulement pour nous, mais aussi pour les générations futures. Toute la différence est que l’aveuglement individualiste, lorsque nous sommes faibles, d’une manière ou d’une autre, quel que soit le niveau auquel nous nous situons, nous trouble au point que nous nous fourvoyons et devient un danger, non seulement pour la communauté à laquelle nous appartenons tous, mais aussi pour nous-mêmes, aujourd’hui ou demain. Le sens de la nation ou tout au moins celui du bien collectif, préside sûrement à la constitution des groupes, associations, partis…, puisque, à moins d’être un bandit et un criminel avéré et déclaré, nul ne peut dire à ses semblables: «Venez et formons une association de malfaiteurs pour nous livrer à des rapines». On peut donc croire à la bonne foi, au départ, de tous ceux (ou au moins de certains) qui. se réunissent en groupe pour contribuer à la défense de la nation. Pour prendre un exemple concret et actuel, nos dirigeants politiques qui se sont réunis au sein du FRAC, l’ont fait au nom de ces principes républicains que constituent le changement démocratique et l’alternance politique. Notre peuple, beaucoup plus mûr que certains ne le pensent peut-être, a tout de suite adhéré à cette idée, reconnaissant que la voie de l’unité est la seule qui puisse conduire l’opposition à la victoire, même en sachant que l’unité du FRAC reste à parfaire. Mais, le problème, c’est quand l’aveuglement individualiste reprend le dessus chez ceux-là même qui ont créé le mouvement (nous n’en sommes pas encore au stade du déchirement ouvert attendu par l’adversaire, mais il faut faire attention) lorsque les uns et les autres commencent à revendiquer la paternité du FRAC. Précisément à l’heure où une certaine revendication du même genre a fait exploser le parti le plus populaire, le plus solide, le mieux structuré, le mieux organisé (pour emprunter ces qualificatifs au superlatif au plus charismatique des leaders de l’opposition), l’UFC. On se demande alors où on va et quelle sera la prochaine manifestation de l’aveuglement individualiste.

On se demande même pourquoi on nous invite à des marches, à des séances de prières, à des sacrifices, à des chemins de croix. Est-ce uniquement pour faire triompher l’aveuglement individualiste, le même qui nous a nui jusqu’ici? Ce démon de l’aveuglement individualiste, bien connu dans notre pragmatisme populaire s’exprime à peu près ainsi dans nos langues, en toutes choses, à toutes occasions: “nene nyea ma du le eme o?“ (quel est y sera mon profit personnel), « mekè la va nya huende le tonu na mu o?“ (littéralement: qui m’y reconnaîtra la marque tribale sur la tempe; ici nous interpréterons la chose comme la volonté d’être distingué parmi d’autres acteurs de la vie sociale et politique). Le besoin qu’éprouve chaque individu de voir la société lui être reconnaissante du rôle qu’il joue, de marquer l’histoire, est légitime, sauf s’il passe avant le sens de la nation. En d’autres termes, l’individualisme aveugle se pose les questions telles que « Pourquoi un autre et pas moi?“ (envie et jalousie) « Pourquoi tel est à la place où j’aimerais moi-même me hisser?“ (rivalité stupide), un peu comme Caïn ne pouvait supporter l’idée que le sacrifice de son frère Abel ait été agréé par Dieu et pas le sien.

L’individualisme aveugle se plaint d’une humiliation subie, d’une blessure d’amour-propre, d’une offense et nourrit un sentiment de vengeance qu’il a tendance à justifier, à trouver normal et parfois même, à ériger au rang d’un dieu auquel il faut tout sacrifier. Le sens de la nation parle un langage contraire, disant, comme Jean-Baptiste, prophète et cousin de Jésus l’ayant précédé dans sa mission: « Il faut qu’il croisse et que je diminue“. L’individualisme aveugle est hanté par cette pensée: « Il faut que mon prochain, même s’il est mon propre frère, diminue et que je croisse“. N’assistons-nous pas en cette période à des scènes de conflit fratricide, déclaré, du même genre, au sein d’une même famille politique?

L’homme que guide le sens de la nation se demande en toutes circonstances, qui est le mieux placé pour accomplir telle tâche, telle mission. Celui que domine l’individualisme aveugle, le regard fixé sur son nombril, veut tout faire soi-même ou veut que tout soit fait pour son intérêt personnel, sinon, il préférerait que l’adversaire triomphe.

Lorsque l’on n’obéit qu’à l’individualisme aveugle, si tous calculs faits, le profit espéré ne semble être pas au bout du compte, si la reconnaissance espérée ne vient pas vite récompenser l’effort ou si ces choses se font attendre, trop attendre, on n’hésite pas à aller là où on peut les obtenir plus rapidement et plus facilement. Y compris à l’adversaire que l’on combattait.

J’ai dit qu’il ne faut pas être angélique et refuser toute récompense, toute reconnaissance à ceux qui ont pour vocation de nous conduire. La Bible dit la même chose quand elle reconnaît que l’ouvrier mérite son salaire. Mais la question est de savoir dans quelle mesure il le mérite, en argent, biens matériels, honneurs et surtout en respect.

Si l’ouvrier du bien commun peut emprunter les mêmes voies que ceux qui délibérément choisissent de se constituer en association de malfaiteurs, on peut se demander pourquoi il ne rejoint pas purement et simplement ces derniers. À moins d’avoir fait semblant, à un moment donné, de faire partie des ouvriers du bien commun, pour se servir de cette position et mieux entrer, dès que l’occasion se présente, dans la catégorie qu’il prétendait combattre. On en a connu beaucoup de cette trempe.

Il y a eu, dans la vie politique récente de notre pays, deux événements sur lesquels j’aimerais que nous revenions: l’invalidation de la candidature Kofi Yamgnane et la grande tricherie à laquelle nous avons assisté, en guise d’élection présidentielle. L’invalidation de la candidature était censée être fondée sur les dates de naissance non concordantes dans le dossier de Kofi Yamgnane. Or, la Cour Constitutionnelle qui a prononcé cette invalidation était-elle en mesure de convaincre qu’il y ait eu une intention frauduleuse derrière ce qui peut être considéré comme le fait d’une erreur d’état civil comme il en existe des milliers dans nos administrations de l’époque et même d’aujourd’hui? Qui peut jurer de l’exactitude des informations portées sur nos actes de naissance, le plus souvent des jugements supplétifs établis juste pour notre scolarisation? Or, ces actes avaient été établis d’après les déclarations de nos parents, parfois illettrés et non d’après nos propres déclarations avec une intention frauduleuse quelconque cachée, et je suis convaincu que plusieurs juges de notre pays pourraient se trouver dans le même cas que Kofi Yamgnane. Le sens de la nation implique le sens des valeurs qui la fondent. Quelle Cour de justice avait jamais pu demander à Etienne Eyadema de lui montrer son acte de naissance? Et sans chercher inutilement à outrager la mémoire de l’intéressé, connaissait-il lui-même sa propre date de naissance? Pourtant, n’a-t-il pas exercé les fonctions du Premier Magistrat du Togo pendant plus de 38 ans? Qui lui a même jamais reproché d’avoir porté jusqu’en 1974, ses deux prénoms avant de décider que désormais il s’appellerait Gnassingbé Eyadema (faisant avaler la chose au peuple togolais sous couleur de politique d’authenticité nationale), sans que l’on sache clairement lequel des deux noms était le prénom, lequel le nom de famille? Seulement, le pouvoir arbitraire et illégitime avait besoin de trouver des arguments pour justifier l’invalidation de la candidature de M. Yamgnane, et il en a trouvé.

De la même façon qu’il a eu besoin de recourir à des massacres de citoyens en 2005 et à la tricherie en 2010 (sans parler des années Eyadema où le crime et le mensonge étaient le quotidien du régime) pour se maintenir en place. Cette invalidation de la candidature de Kofi Yamgnane aurait dû provoquer un vaste mouvement de protestation si l’on tenait aux principes qui fondent une nation et plus particulièrement une République dans laquelle tous les citoyens, dans des circonstances semblables, ont droit aux mêmes traitements, sont soumis aux rigueurs des mêmes lois. Malheureusement, l’aveuglement individualiste (celui des hommes et celui des partis politiques) a alors fait le jeu de l’aveuglement clanique arrogant et arbitraire installé au sommet de l’État, en considérant l’affaire Kofi Yamgnane comme une affaire personnelle et non comme une entorse aux principes républicains. J’ai pris l’exemple de Kofi Yamgnane, mais j’aurais pu prendre aussi celui, plus macabre d’Atsutsé Agbobli. Les trois morts, tombés sous les balles des forces dites de l’ordre, lors de la manifestation de protestation contre la hausse du prix du pétrole, de même que l’enlèvement d’Aimé Apédo, du service de sécurité d’Agbéyomé Kodjo, comme d’autres arrestations arbitraires opérées depuis le 4 mars, ne constituent-ils pas des signaux suffisamment alarmants en ce qui concerne les lendemains que nous réserve ce régime, pour que notre réaction contre ces faits soit unanime et massive? Notre problème, c’est que lorsque les valeurs de la République sont bafouées dans des choses que nous considérons comme de peu d’importance, nous ne réagissons pas comme il se doit et lorsqu’elles le sont dans des choses que nous considérons comme ayant une grande importance, nous tentons de réagir, face à un pouvoir qui a suffisamment éprouvé nos capacités réelles à l’inquiéter. Ce n’est pas seulement en cas de hold-up électoral qu’il nous faut réagir massivement et ensemble, même si le hold-up électoral constitue le comble de la tricherie dans les règles du jeu démocratique, mais c’est aussi chaque fois qu’un des principes fondateurs du droit et de la démocratie est bafoué par l’État.

Aujourd’hui, en quoi les marches dirigées par le FRAC peuvent-elles inquiéter le pouvoir quand il sait que l’aveuglement individualiste et partisan qu’il nous connaît reprend le dessus sur l’unité affichée au lendemain de la proclamation des faux résultats, unité qui, elle, représente le sens de la nation? La nature du Togolais est-elle donc ainsi de vite retourner à l’aveuglement individualiste perdant, du même coup le sens de la nation? Il est évident que les arguments ne manquent pas pour soutenir un discours sur le sens de la nation, pour bien cacher l’aveuglement individualiste. Mais en quoi ce discours diffère-t-il de celui, officiel, public, de ceux que nous considérons ou considérions comme appartenant à l’association des malfaiteurs?

Aujourd’hui, ou bien nous mentons en faisant croire que nous continuons de soutenir l’unité ou au moins l’idée de l’unité de l’opposition alors que notre préoccupation est simplement de profiter de ce semblant d’unité pour chercher notre voie individuelle, ou bien nous restons dans la vérité en considérant que l’objectif du FRAC, à savoir la fin du régime illégitime ne se réalisera que dans l’unité autour de la personne de Jean-Pierre Fabre à qui le RPT a volé son élection à la présidence de la République. Il ne s’agit pas de s’obstiner à refuser tout changement de tactique, mais il faut que les choses soient claires, que les citoyens sachent qui les mène vers quoi. Une initiative parallèle à celle lancée par le FRAC au départ, au sein de l’opposition et surtout conduite par des signataires de l’accord du FRAC, relèverait de cet aveuglement individualiste ou au moins contribuerait à une confusion dans les esprits, dont nous n’avons guère besoin en ce moment. Ce n’est pas à la pensée unique que nous appelons, qu’on le comprenne bien, mais à des actions unitaires en vue d’atteindre notre objectif commun. L’aveuglement individualiste, il faut bien en comprendre le sens, n’est pas le fait de quelque illettré ou de quelque homme dépourvu d’intelligence. Au contraire, il est parfois le propre d’êtres très habiles, aux tactiques raffinées, nantis de diplômes. Mais à cause de l’hypertrophie de leur ego et de l’importance que prennent à leurs yeux leurs intérêts personnels, ils ne voient pas le sens de la nation et donc sont limités dans leur raisonnement sur l’avenir: être riches, puissants, reconnus aujourd’hui comme jouant un rôle de premier plan, tout cela peut signifier, sans qu’on le soupçonne, être demain simplement minables, pauvres, réellement insignifiants quant à la vraie construction de la nation. Nous connaissons bien les politiciens togolais aveuglés par leur ego qui sont aujourd’hui déjà dans cette situation et que l’histoire, certainement ne réhabilitera pas.

Ma conclusion sera un appel aux leaders qu’anime le sens de la nation pour qu’ils se retrouvent pour consolider, restructurer l’unité de l’opposition, née à la veille des élections du 4 mars. Ne nous voilons pas la face: le FRAC n’est que le commencement de la tâche immense qui nous attend; mais, pour le moment, je ne vois pas comment nos leaders pourraient recommencer ailleurs et réussir individuellement cette tâche, chacun criant partout que son ablo est plus chaud que celui des autres. L’état de notre opposition avant la création du FRAC était une désolation pour le peuple togolais. Cet état serait une abomination absolue et un véritable scandale, compte tenu de la qualité de nos hommes, si la fragile unité instaurée par le FRAC, demain, venait à éclater à cause de (je n’ai pas peur du mot) l’imbécillité individualiste.

Une vieille femme de mon quartier, considérée par tous comme une folle, criait comme une incantation: “Agbeto xoonvi! Xoonvi! Xoonvi! Tete le modji mayi!“ (Homme imbécile! Imbécile! Imbécile! Ôte-toi de mon chemin!). Que les barrières de l’imbécillité dressées sur notre chemin vers la création de la nation, vers la démocratie et vers le progrès sous toutes ses formes, soient ôtées. C’est là le sens et seul intérêt de nos débats.

Allemagne,
Sénouvo Agbota Zinsou