28/03/2024

Les actualités et informations générales sur le Togo

Togo : Trois raisons pour refuser Ouaga III

La classe politique togolaise s’agite pour l’énième dialogue de « réconciliation nationale », ce concept tant galvaudé auquel personne ne croit plus. Rappelons qu’il est rentré dans les mœurs et les pratiques politiques, lorsque Nicolas Grunitzky convoqua en février 1963 une « conférence de table ronde » regroupant les principaux partis politiques et les forces vives du pays pour résorber la crise politique née de l’assassinat de son prédécesseur Sylvanus Olympio. Depuis cette date, l’histoire du Togo est un gigantesque cimetière jonché de dialogues arborant de somptueuses stèles en marbre sur lesquelles sont calligraphiés en lettres d’or des ci-gît spectaculaires. La conférence nationale de juillet 1991 avec ce qui en reste aujourd’hui comme reliques est une des meilleures illustrations de ces dialogues de réconciliation et d’unité nationales. Si Ouaga III annoncé pour bientôt se concrétisait, les Togolais en seraient alors à leur douzième dialogue pour résoudre toujours la même crise dont les termes n’ont pas fondamentalement changé depuis la table ronde de février 1963, mais qui d’années en années au contraire se sont cristallisés en se complexifiant avec des contentieux électoraux lourds et d’horribles crimes contre l’humanité au centre desquels on retrouvent encore et toujours les mêmes acteurs et leurs descendants. L’équation Ouaga III est tellement pipée qu’il est difficile de s’attendre à un résultat probant de sortie de crise pour trois raisons au moins.

D’abord. Le passage à Lomé en janvier dernier de Monsieur Afrique de l’Elysée, Michel de Bonnecorse, donne une idée du résultat attendu par Jacques Chirac, véritable tour de contrôle et paratonnerre des dictatures françafricaines, du dialogue annoncé. Sa visite coïncide curieusement avec la période d’attente d’officialisation par le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, de la nomination du facilitateur, le diplomate algérien Lakhdar Brahimi. Ce n’est pas un hasard si au lendemain de cette visite, Faure et sa cour qui ne voyaient au départ aucun inconvénient à cette désignation, finissent par tergiverser puis la récuser en fin de compte. N’étant pas du tout membre de la françafricanité, Lakhdar Brahimi, est perçu comme un intrus dans la crise, et Jacques Chirac a tout fait auprès de son ami Kofi Annan pour torpiller sa nomination et verrouiller par conséquent Ouaga III. C’est que le secrétaire général de l’ONU, embrouillé avec les Etats-Unis sur la guerre d’Irak et affaibli par les scandales « pétrole contre nourriture » dans lesquels était mouillé son fils Kojo, s’est sensiblement rapproché de l’Elysée au cours de son second mandat (2002-2006) en épousant ses vues dont entre autres dans la crise successorale au Togo. Exit Lakhdar Brahimi qui a refusé qu’on lui s’adjoigne la collaboration du sénégalo-françafricain Moustapha Niasse que les acteurs politiques connaissent suffisamment assez pour l’état de ses services antérieurs au Togo. Par ailleurs le très gélatineux Louis Michel a chaussé les bottes de commissaire européen au Développement et à l’Action humanitaire à la manière de son prédécesseur le françafricain Michel Rocard qui aimait à parader aux cotés de l’ex-dictateur togolais pour découvrir, confus, après sa mort sa rouerie. Louis Michel ne cesse de se faire de plus en plus le porte-parole de la dictature togolaise dont il est tombé amoureux depuis son voyage mémorable au Togo en décembre 2004 en découvrant ses charmes exotiques. Beaucoup de personnalités occidentales très respectables ne viennent-elles pas noyer la rugosité de leurs principes éthiques et l’austérité de leurs valeurs morales dans les délices hospitalières des Tropiques ? Michel Rocard et ses homonymes Louis Michel et Michel de Bonnecorse auront du mal à démentir. Bref, on voit se dessiner ainsi à tout le moins un axe Chirac-Annan-Michel qui, pour des intérêts obscurs et inavoués, préfère cautionner les manigances et les monstruosités du « pouvoir honteux » du klan Gnassingbé. Cet axe est l’un des termes mêmes de l’équation de la crise togolaise qu’on utilise paradoxalement pour la résoudre. Au risque de se tromper, cet axe, dissimulé derrière de grands principes du droit international, fait partie intégrante de la crise. Il faut savoir que dans les instances occidentales dès qu’il s’agit d’un problème touchant un Etat africain, en l’occurrence francophone, il existe un consensus mou produit d’une longue tradition bien ancrée consistant à le botter dans les bras de la France qui se prévaut de « sa vocation africaine naturelle ». Le comportement de grands pays occidentaux comme l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou les Etats-Unis, par une sorte de pandiculation intellectuelle ou idéologique, n’est pas de nature à remettre fondamentalement en question cet état de fait qui permet à la France de maintenir son rang dans le monde qui est une de ses obsessions. Elle a sécrété sur le continent des prostaglandines comme les Omar Bongo, les Blaise Compaoré, les Faure Gnassingbé et les Edem Kodjo qui lui permettent d’avoir des coudées franches dans sa politique françafricaine que les autres nations occidentales lui envient beaucoup, en tout cas face à laquelle elles sont admiratives.

Ensuite. Faisons le pari de dire les choses clairement, quitte à être démenti par la suite. S’il y a un dialogue à boycotter, c’est bien celui qui s’annonce à Ouagadougou sous le patronage du grand expert Blaise Compaoré assisté du « plus intelligent des Togolais » Edem Kodjo affublé de la chasuble de maître des cérémonies. Les dés de ce dialogue sont plus pipés que ceux connus jusqu’à ce jour d’autant que les Togolais sortent à peine des traumatismes occasionnés par une des élections les plus meurtrières et controversées de leur histoire pendant que le Klan vampirisait le pays. Le moment choisi par Chirac pour organiser Ouaga III dans la précipitation n’est pas intéressant. Il s’inscrit dans la difficulté pour lui à concrétiser les diverses promesses faites à Faure avant les élections d’avril 2004 : augmentation de l’aide française, levée de la suspension de l’aide de l’Union européenne, stock important de reconnaissance internationale, etc. Ayant le dos au mur au plan intérieur où un troisième mandat paraît illusoire en mai 2007, Jacques Chirac fait la course contre la montre afin d’assurer stabilité et légitimité au pouvoir du fiston de son « ami personnel » avant de remettre les clés de l’Elysée à son successeur. Il est en train de mobiliser les réseaux françafricains pour précipiter le dialogue censé être salvateur: Louis Michel, Blaise Compaoré, Edem Kodjo et Kofi Annan qui arrive en fin de mandat en décembre 2006. La géopolitique sous-régionale joue aussi contre Faure qui entend « faire seulement deux mandats avant de passer la main à Kpatcha » qui piaffe d’impatience dans le starting-block. En effet à l’ouest du Togo, le président ghanéen John Kufuor, très obtus au drame togolais, ne sera pas renouvelé en 2008 ; plus à l’ouest encore la France a plus que jamais besoin du pays de Faure comme base arrière pour gérer la crise ivoirienne où elle s’est embourbée. A l’est du Togo, le « caméléon » Mathieu Kérékou est aussi sur le départ ; plus à l’est encore, le Nigérian Olusegun Obasanjo, continue de se mordre les doigts, qui avait cru mordicus au soutien chiraquien à sa candidature au poste de membre permanent au Conseil de sécurité quand la réforme de l’ONU était relancée tout le long de l’année 2005. Donc après le départ de l’Elysée de Chirac, probablement le dernier légataire universel de la Françafrique, rien ne sera plus comme avant dans le pré carré : d’où beaucoup d’incertitude et d’insomnie dans les dictatures françafricaines.

Enfin. Michel de Bonnecorse lors de son passage a donné des « conseils » françafricains idoines à Faure et à son somnambule Premier ministre Edem Kodjo qui se voit confier LA mission de sa vie, pense-t-il. Il est, en apparence seulement, étonnant de voir que certains partis d’opposition togolaise aient accepté d’envoyer la nomination du facilitateur pressenti Lakhdar Brahimi à la trappe. C’est le cas assez évident de Me Agboyibor dont le positionnement au lendemain du 24 avril se fait par de petites touches de compromis avec Faure par le bas. Le jeu de la France est d’arriver à marginaliser l’UFC en présentant ses positions comme extrémistes, irréalistes et irresponsables : le retour aux accords cadre de 1999 que Chirac et l’Union européenne avaient validés, le retour à la constitution de 1992, la réforme de l’armée, le problème des réfugiés, la question de l’impunité, etc.
Réincarnation proclamée du CUT de Sylvanus Olympio, l’UFC est le parti à abattre qui empêche la Françafrique de tourner en rond au Togo. Il n’y a pas uniquement Chirac qui ne veut pas de l’UFC au Togo. Ses alliés de l’opposition, et surtout Me Agboyibor, vivent mal autant que le RPT son hégémonie sur le terrain qui se traduit par des raz-de-marée électoraux vite confisqués. Ce qui expliquerait leur exigence du partage équitable du gâteau avant même d’aller aux législatives : ministres, ambassadeurs, préfets, etc. Les différentes coalitions de l’opposition sont en réalité des alliances de dupes, Gilchrist Olympio ayant toujours été perçu, surtout par Me Agboyibor, comme un perturbateur des relations de confiance qu’il a su nouer avec Eyadéma et un usurpateur de son rôle de leader de la contestation politique avant la Conférence nationale en 1991. Objectivement et inconsciemment Me Agboyibor est en train de jouer la même partition que la France et le RPT en voulant aller à Ouaga IV avec un cahier de charge le moins épais que possible, voire sans cahier du tout. L’idée est de ne pas gêner Faure en lui donnant des gages afin de se voir nommer, en contrepartie, à la primature qui lui échappe depuis les législatives de 1994. Ce que feint d’ignorer Me Agboyibor est qu’il n’est pas labellisé françafricain, et la France qui nomme aux hautes fonctions administratives et politiques dans les dictatures françafricaines le verrait très mal Premier ministre. Autrement dit, dans ce marché de dupes de Ouaga IV, il s’agit de labourer autant que faire se peut les failles déjà profondes au sein de l’opposition. La visite de Michel de Bonnecorse à Lomé s’inscrit dans cette stratégie à laquelle participent les sorties verbales de Louis Michel, de Me Agboyibor ainsi que de certains journaux proches du RPT voire de l’opposition.

Beaucoup de leaders de cette opposition sont financièrement laminés par la chaotique démocratisation. Le CAR a une énorme dette à payer sur son siège à Lomé, et Me Agboyibor n’est plus le multimillionnaire qu’il fut dans les années 1980. La CDPA et son secrétaire général Léopold Gnininvi vivotent en s’abritant courageusement derrière une éthique politique. C’est une réponse à l’appel pressant du ventre qui a conduit les Edem Kodjo, Zarifou Ayéva ou autre Abi Tchessa au gouvernement de Faure, entraînant dans le sillage de leur bateau d’autres naufragés économiques ou qui s’estiment tels. Mais les lames derrière le bateau sont si puissantes et si attractives qu’elles pourraient aussi happer Me Agboyibor après un éventuel Ouaga IV. L’histoire du Togo au regard des Alex Mivédor et des Joachim Hounlédé a toujours démonté que l’entrisme n’a jamais été gratifiant pour ceux qui le pratiquent.

Il n’est pas certain que Ouaga III extirpera le Togo de crise. Au moment où le Klan a peur de sa propre ombre et a du mal à bondir ; fragilisé par ses conflits internes et par toutes sortes de scandales (Total, Bolloré, Pitéa, port de Lomé, etc.) que les partis d’opposition n’exploitent guère pour leur cause, curieusement ; donc au moment où le Klan est incapable d’esquisser le moindre pas en avant ; enfermé dans ses contradictions, l’opposition ou ce qui en tient lieu ferait mieux de réfléchir par trois fois avant de faire le voyage chez Blaise Compaoré, le moins indiqué pour aider à une sortie de crise au Togo. Que l’opposition arrête par ailleurs de continuer de jouer la partition de l’union que tout le monde sait de façade. Il est temps que chaque parti commence à jouer sa propre carte. Mais justement comment jouer son propre jeu quand il n’y a pas de règles du jeu, quand la force ou la violence à l’état brut les remplace? L’avenir du pays est plein d’incertitudes : ce qui arrange les affaires de Chirac, les Togolais étant appelés à attendre au guichet des incertitudes encore pour longtemps.

Bordeaux, le 11 février 2006
Comi M. Toulabor
CEAN-Sciences-Po

LIRE EGALEMENT:
[Togo : les 11 pseudo-dialogues et accords qui font perdurer la dictature militaire->https://www.letogolais.com/article.html?nid=2458]