27/04/2024

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La renaissance africaine en question

La tournure vaudevillesque prise par l’élection présidentielle du 28 novembre, en Côte d’Ivoire, alors qu’elle était censée mettre un terme à la plus longue crise politique jamais vécue par un pays africain francophone, ne signe pas seulement l’éclatement d’une bulle démocratique, complaisamment entretenue de longue date, dans ce pays. En brisant ce rêve, l’onde de choc politique venue des bords de la lagune Ebrié porte un coup violent au discours sur la renaissance africaine au goût du jour dans maints cercles autant qu’elle constitue un rappel à l’ordre pour tous les afro-optimistes qui, ces dernières années, s’échinent à projeter l’image d’un continent dont ils décrivent l’avenir en termes roses.

C’est dire que l’un des… bienfaits de cette tragédie est donc d’être un sérieux bémol susceptible de braquer davantage les feux de la rampe sur les nombreux signaux, longtemps mis sous le boisseau, qui n’ont cessé d’éroder les progrès du continent en matière de bonne gouvernance économique et de pratiques démocratiques, sans oublier qu’ils le maintiennent sous le joug de forces internes et externes, souvent obscures. Ne pas prendre leur exacte mesure, en se défiant du discours lénifiant sur le continent, c’est le condamner aux réveils brutaux, comme celui qui replonge la Côte d’Ivoire dans la gueule de bois, en ce mois de décembre.

Dans ces conditions, seuls les illuminés pouvaient s’attendre à une conclusion autre que celle qui replace encore ce pays ouest-africain dans une dynamique cauchemardesque. Car au-delà des gesticulations démocratiques des principaux acteurs de la scène politique locale ou celles des institutions bilatérales et multilatérales, il était aisé de comprendre pourquoi, dès le départ, le processus électoral ivoirien était voué à l’échec. Le projet relevait de la quadrature du cercle dans la mesure où les trois principaux acteurs politiques en lice, à savoir le président sortant, Laurent Gbagbo, son principal adversaire, Alassane Ouattara, et l’outsider, Henri Konan-Bédié, n’ont jamais fait montre d’une vraie culture démocratique. Aucun d’eux ne conçoit une élection sans sa victoire personnelle. A tous les prix. S’effacer dignement de l’avant-scène politique, c’est-à-dire de la course à la présidence de la République, leur semblait relever d’une hérésie. Et même quand l’un d’eux a dû s’y résoudre après le premier tour de la présidentielle, son retrait ne s’est pas fait sans grands cris de protestations et, sans doute, sans gage d’une rétribution consistante en retour pour le soutien que ce sacrifié du trio infernal a dû apporter, nolens volens, au candidat Ouattara dont il fut le premier, en d’autres temps, a récusé ‘l’ivoirité’, selon le concept qui est l’un des facteurs explicatifs de la dimension identitaire de la crise ivoirienne.

Pour leur part, avant même la proclamation des résultats du second tour, ni Ouattara ni Gbagbo ne semblaient prêts à se soumettre à une issue défavorable. Ce que Gbagbo a eu l’occasion de prouver : quand il a senti que la Commission électorale indépendante (Cei) allait annoncer la victoire de son adversaire, il s’est arrangé pour l’en empêcher avant de se faire attribuer les chiffres conformes à ses propres attentes, par l’entremise d’une Cour constitutionnelle aux ordres.

Que la Côte d’Ivoire se retrouve ainsi dans la tourmente n’est pourtant pas ce qui est plus grave, puisqu’elle en est, hélas, habituée. Ce qui l’est, c’est que sa crise ait une signification plus vaste, continentale. Expression de multiples non-dits, de double jeu et d’actes mafieux, fondements fragiles de ce théâtre d’ombres qu’est devenue la vie politique africaine, elle révèle combien la démocratie a du mal à s’acclimater sur le continent. A son exercice, de nombreux dirigeants africains, portés par les vents d’une démocratisation encore récente, se sont révélés, une fois au pouvoir, pires que les autocrates qu’ils brocardaient naguère. S’appuyant sur un discours aguicheur, ces néo-démocrates, croisés de la révolution cathodique dont ils maîtrisent les arcanes, sont devenus les plus grands ennemis du progrès démocratique sur le continent. ‘Un homme, une voix, une foi’ est leur conception de l’exercice démocratique parce qu’une fois arrivés au pouvoir, il n’est plus question de les en déloger par les urnes. Champions du blanchiment politique, ces experts dans les méthodes les plus tordues, savent ce qu’il faut faire pour se maintenir aux affaires. Les plus hardis parmi eux se posent en parrains de candidats dans les pays voisins. D’où l’existence d’alliances destinées non pas à l’enracinement de la démocratie, mais au contrôle des pouvoirs africains dans le but principal de capter les ressources des Etats africains désormais privatisés au bénéfice de ceux qui les gouvernent et de leurs affidés….

Du reste, les prises de positions des dirigeants des pays africains sur la nouvelle crise ivoirienne, à commencer par les voisins de la Côte d’Ivoire, sont symptomatiques de ce qui les conditionnent. D’un côté, par exemple, le Guinéen Alpha Condé, fraîchement élu président de son pays et ami de Laurent Gbagbo, et les socialistes sénégalais qui, pourtant, se battent pour que la Cour constitutionnelle du Sénégal ne soit pas instrumentalisée à la prochaine élection présidentielle de l’an 2012 par le président sortant, Abdoulaye Wade, ont choisi, dans une approche fascisante et honteuse, de soutenir la fuite en avant de l’Ivoirien. Est-ce pour ses financements dans les batailles électorales ?

Au même moment, écartelée entre ses incohérences, l’Organisation internationale de la Francophonie, dirigée par l’ancien président sénégalais, Abdou Diouf, est restée tête basse face à cette même crise, ne sortant de son silence que dimanche 5 décembre, bien après d’autres organisations internationales. C’est là une fâcheuse habitude de la part d’une instance qui ne s’engage que dans des causes sans risques et dont le silence sur d’autres violations des normes démocratiques n’est que l’expression de sa carence sur laquelle ses Etats membres, complices, préfèrent se taire. Entre amis, on se fait des faveurs.

Cela est encore plus perceptible dans le cas de l’Union africaine : prompte à bander les muscles quand il s’agit de violation du processus institutionnel aux Comores, mini territoire s’il en est, elle n’a pas fait montre du même courage dans le dossier ivoirien où elle est restée presque sans imagination, en se contentant de remettre sur le tapis ses vieilles méthodes éculées, notamment l’envoi d’un émissaire, en la personne d’un Thabo Mbeki dont la crédibilité démocratique reste à prouver, y compris dans son pays, sans oublier sa piètre médiation au Zimbabwé. Ni au Kenya, ni au Nigeria ni encore en Egypte, la principale organisation politique continentale africaine n’a su imposer ses vues sur des processus électoraux sans crédibilité. Presque partout, elle remplit, de fait, le même rôle que celui des tristement célèbres observateurs internationaux passent maîtres dans la validation de scrutins douteux. C’est bien dommage pour une Ua ne manquant pas de capacité pour intervenir légalement dans les questions électorales africaines. Puisqu’elle dispose d’un texte légué par son ancêtre, l’Organisation de l’unité africaine (Oua), qui, depuis 1999, proscrit les coups de force institutionnels.
Penser que sa prudence relèverait d’une quelconque dextérité diplomatique, c’est se tromper : elle traduit plutôt son incapacité à mettre en œuvre, courageusement, les directives qu’elle adopte. Aussi bien, c’est sans surprise, qu’au lieu de se servir des textes à sa disposition dans le cas ivoirien, la voilà qui louvoie à nouveau, n’ayant pas le courage de désigner le coupable dans cette crise : dans l’un des communiqués qu’elle affectionne, elle se contente de se dire ‘vivement préoccupée’ au moment précis où d’autres institutions prennent clairement position. Pourquoi hésite-t-elle à reconnaître le vrai vainqueur de cette élection ? Face à cette pusillanimité africaine, Ouattara est laissé dans l’inconfort de ne recevoir de soutiens que de l’étranger, de l’Onu, de l’Union européenne, de la France ou des Etats-Unis ; et peut-être, discrètement, celui du Burkina Faso ; ce qui, au total, renforce le statut que lui collent ses ennemis, qui veulent en faire un candidat de l’étranger.

Dans ce jeu de dupes qu’était cette élection présidentielle ivoirienne, la victoire de Ouattara ne fait l’ombre d’un doute, comme, naguère, en l’an 2000, celle d’un Gbagbo face au défunt général Guéi, qui avait, lui aussi, organisé et perdu un scrutin présidentiel. Autant Gbagbo avait alors revendiqué et obtenu le départ de Guéi, autant son effacement est de mise, cette fois-ci. L’élégance politique n’est hélas pas le fort des nouveaux démocrates africains.

On touche là du doigt la vraie dimension de la crise ivoirienne. Elle dépasse le cadre du seul pays qui la vit directement, en soulignant l’ampleur des malheurs qui affectent la marche du continent. Le premier phénomène qu’elle met en exergue, est l’absence de dirigeants de qualité sur le continent. Sur ce qui est devenu un vrai champ de ruines, seul Mandela, mythique dirigeant ayant eu la finesse de s’effacer au milieu des clameurs, se dégage du lot. Mais nul n’est dupe : aucun des autocrates africains qui ont du pouvoir une conception patrimoniale, n’est prêt à se soumettre à son influence. De plus, il est trop vieux pour être encore à la manœuvre, dans les situations de crise. Dès lors, que la démocratie africaine soit malmenée n’est pas pour surprendre, comme on ne doit pas s’étonner qu’elle vivote partout dans un climat délétère.

En conséquence de quoi, en dehors de la liberté d’expression conquise de haute lutte par les médias et de l’émergence de quelques mouvements politiques ou citoyens, parfois sous contrôle étatique, la démocratie ressemble davantage à une farce qu’à une force pour le bien du continent. C’est ainsi qu’une fois passée l’illusion née des premières années du combat démocratique à la fin des années 1980, l’Afrique semble réduite à constater les reculs, sur ce front. Les plus flagrants sont incarnés par ces fils de… qui se positionnent pour prendre la place de leurs pères au pouvoir. Cela est vrai du nord au sud, de l’ouest à l’est du continent : les Gnassingbé, Khama, Bongo, Moubarak, Wade deviennent les versions africaines des princelings chinois, ces descendants des fondateurs du Parti communiste chinois qui grugent les plus belles places dans la direction de la République populaire de Chine. Là-bas, la continuité monarchique du pouvoir n’a jamais été véritablement démentie, dans les faits, par la gestion centralisée du Parti communiste, successeur des différents empires qui ont gouverné la Chine depuis des millénaires ; ici, au nom de l’adhésion au pluralisme démocratique, l’instauration, par effraction, de méthodes monarchiques constitue une flagrante contradiction.
A défaut d’imposer la monarchie, en s’appuyant sur des élections pipées d’avance, nombre de dirigeants africains sont tentés par les révisions constitutionnelles pour se maintenir au pouvoir. Ceux d’entre eux ayant été forcés de quitter le pouvoir, en désespoir de cause, se positionnent comme les nouveaux sages du continent, comme le Nigérian Olusegun Obasanjo. D’autres deviennent ambassadeurs de bonne volonté de ceci ou cela, observateurs d’élections ou médiateurs dans les conflits même lorsqu’ils ont été des pyromanes pendant qu’ils géraient leur pays. Une analyse plus fine révèle que, dans un échange de bons procédés, leur rôle est plus d’aider les sortants à se maintenir qu’à favoriser la libre expression démocratique. Dans ces missions apparemment banales ou quand ils se retrouvent à la tête (ou dans des) institutions au service de la bonne gouvernance ou inter-étatiques, ils ne sont rien d’autre que de vrais comploteurs qui s’emmitouflent dans leurs titres taillés sur mesure pour tenter de faire oublier qu’ils ont été des adversaires de la démocratie véritable ou des libertés publiques lorsqu’ils étaient au pouvoir.

Parmi ceux qui gouvernent encore, les plus futés sont ceux qui ont l’intelligence de se transformer en médiateurs. Quoi de plus efficace pour faire oublier qu’ils ont du sang dans les mains et, surtout pour garder leurs postes. Les naïfs se pâment en leur décernant des satisfecits non fondés en raison. D’autres dirigeants, vieillards grabataires, s’accrochent de leurs dernières forces pour ne pas lâcher le gâteau. Ces gérontocrates rappellent ceux des temps anciens que l’on croyait révolus avec l’effondrement de la nomenclature soviétique. A plus de quatre-vingts ans, ils ont, pensent-ils, une belle carrière d’autocrate devant eux…

La question revient à se demander s’il est possible d’avoir une démocratie sans vrais démocrates… Qu’il y ait çà et là, dans ce climat d’ensemble pourri, quelques éclaircies, notamment au Ghana où les élections se sont bien déroulées, ne saurait masquer la réalité désespérante qui est celle du continent où beaucoup de dirigeants sont devenus des hommes d’affaires plutôt que des responsables, gestionnaires prudents et avisés, des affaires publiques. Les nouveaux venus savent qu’avec l’argent, la démocratie est encore plus facilement court-circuitée ; d’où les trésors de guerre qui se créent pour soutenir les projets de perpétuation des pouvoirs ou leur transmission à des obligés, de préférence dans la famille ! Pouvoirs en place et oppositions sont parfois même de connivence dans le blocage de l’avancée démocratique quand on sait que la sphère publique classique n’est plus toujours le lieu de résolution de leurs divergences : cela se passe de plus en plus dans les loges maçonniques, qui deviennent maintenant les espaces privilégiés pour décider du sort des Etats africains.

C’est une descente dans les ténèbres qui autorise à penser qu’au total, l’Afrique, comme l’affirmait René Dumont, est mal partie. Pis, elle semble avancer à reculons, n’en déplaise aux théoriciens de son renouveau qui ne lui rendent pas service en passant sous silence les tares qu’elle traîne. Ces reculs ne sont que partiellement masqués par les campagnes de ‘branding’ menées par les Etats et certaines entreprises africaines ou par l’afro-optimisme que veulent coûte que coûte imposer les organisations multilatérales, comme le Fmi ou la Banque mondiale, et des Etats développés soucieux de ‘vendre’ une autre image de l’Afrique à leurs contribuables, afin de justifier leur intervention sur son sol, notamment pour en tirer davantage profit ou justifier leur propre existence. Mais le mensonge ne peut être bonne compagne en cette ère où les marchés punissent sans rémission les laxistes et autres mauvais gestionnaires.

Jusqu’ici oubliée, parce qu’elle ne pèse pas encore lourd sur l’économie mondiale, l’Afrique n’en constitue pas moins une des prochaines victimes de l’effet domino qui s’abat sur les zones géographiques économiquement et politiquement malades. Surtout que les néo-démocrates qui l’ont prise en otage, sont souvent des hommes politiques, troquant facilement leurs tenues institutionnelles, contre celles d’hommes d’affaires, sans foi ni loi, et qui bradent ressources naturelles et terres des pays qu’ils gouvernent sans se soucier des conséquences de leurs décisions régaliennes. Ces prédateurs des temps modernes sont d’autant plus à l’aise, qu’ils se savent confortés par l’appui qu’ils reçoivent de nouveaux intervenants sur le continent, comme la Chine, qui sont moins regardants sur les questions démocratiques, et qu’ils peuvent s’arc-bouter sur la question de la souveraineté qui devient le bouclier pour tout se permettre à l’intérieur des frontières.

La crise ivoirienne met à nu les fausses promesses, exagérées, du réveil africain pourtant possible compte tenu des potentialités du continent. Seront-elles transformées en réalités, dans un jour prochain ? Ce n’est pas impossible. Mais si elles ne sont prises à bras le corps, les lacunes aussi bien politiques qu’économiques qui bloquent le destin de l’Afrique, finiront par hypothéquer durablement son émergence. Ce serait dommage car même le père du concept Brics désignant les pays émergents, Jim O’Neil, n’hésite pas à envisager un autre avenir que celui, noir, du continent.

L’éclatement de la bulle ivoirienne sera-t-il la sonnette d’alarme pour que l’Afrique devienne sérieuse avec elle-même ? La réponse à cette question déterminera si la démocratie et le développement s’y enracineront malgré les réthoriques annonciatrices d’un soleil africain. Question à un million de dollars : la renaissance africaine qui a eu droit à une statue fort onéreuse, plantée sur les hauteurs de Dakar, restera-t-elle ou non une image figée pendant longtemps encore ? Si ce qui se passe en Côte d’Ivoire peut servir de guide, il y a de quoi être inquiet, à moins que le miracle du développement africain promis par tant de voix ne se réalise enfin…

Mais le réveil et la renaissance du continent déclamés à forte dose de résultats macro-économiques par les institutions financières internationales et les instances de notation, et d’indicateurs clés de la gouvernance ou des progrès démocratiques par les nouveaux tenants de la doxa africaine, cachent une réalité plus simple : au milieu de ces bruits d’autosatisfaction, des centaines de millions d’Africains, appauvris, souffrent de voir leur continent s’enfoncer dans la misère, entre des mains louches, pendant que le discours démocratique continue de produire ses effets sédatifs pour empêcher que le diagnostic froid qu’elle mérite ne soit posé sur l’Afrique.

Adama GAYE Journaliste sénégalais et consultant
adamagaye@hotmail.com