18/04/2024

Les actualités et informations générales sur le Togo

La chasse aux opposants se poursuit au Togo,

Il suffit que le jour s’estompe sur l’immense palmeraie de Lokossa, couverte de centaines de tentes de toile verte du Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) des Nations unies, pour que ressurgissent les fantômes de l’exil. Alors, leurs occupants togolais revivent les événements qui les ont conduits à fuir leur pays tout proche et à se réfugier au Bénin.

L’obscurité, l’isolement, la précarité, les violences gravées dans les mémoires entretiennent la peur. « La nuit dernière -jeudi 19 mai-, une panne de courant a provoqué la panique, témoigne un volontaire de la Croix-Rouge. Les gens sont sortis des tentes. Ils croyaient que des soldats venaient les tabasser. Ils voyaient des espions partout. »

Pendant la journée, il faut montrer patte blanche, jurer que l’on ne prendra aucune photo, promettre que l’on ne demandera pas le moindre nom, pour qu’un dialogue s’instaure. Car les rumeurs, invérifiables, courent : de faux réfugiés « à la solde de Faure -Gnassingbé, le nouveau chef de l’Etat et fils du président décédé Eyadéma- » auraient tenté de s’introduire dans le camp pour prendre des photos avec des portables ; « on » aurait vu une femme tentant d’empoisonner des réfugiés…

Passé le premier moment de méfiance, les témoignages fusent par dizaines, convaincants à force d’être répétitifs : militants de l’opposition ou jeunes émeutiers décidés à en finir avec la dictature, ils ont, selon leurs propos, affronté l’armée dans la rue, entendu siffler les balles, parfois été blessés, à moins que des soldats ne soient nuitamment venus les chercher et qu’ils aient fui. Aux récits des victimes de la répression qui a suivi la proclamation de la victoire du « petit Faure » ­ elle aurait fait entre 58 et 811 morts, selon les sources ­ s’ajoutent ceux des nouveaux arrivants, repérés parce qu’ils promènent des sacs de vêtements et ont l’air hagard. Ces derniers affirment que « les militaires continuent d’entrer dans les maisons » , qu’ils « cherchent les jeunes pour les emmener vers des destinations inconnues » . Ils tendent à expliquer pourquoi, près d’un mois après le scrutin, près de 500 Togolais continuent de chercher refuge chaque jour au Bénin ou au Ghana, l’autre pays frontalier.

« NOUS AVONS ÉTÉ DOIGTÉS »

« Hier -mercredi 18 mai-, on a kidnappé mon frère. Il avait fait la campagne de l’opposition » , témoigne Kofi, un menuisier d’Aneho, en arrivant à Lokossa avec dix membres de sa famille. « Ce que j’ai vu, je n’ai même pas la bouche pour en parler, finit par lâcher une vieille femme venue de Lomé. Les militaires sont rentrés chez moi, ils ont pris mon fils. Maintenant, ils font ça en cachette, en pleine nuit. »

Laurent, Sylvestre ou Théophile, des jeunes rencontrés dans la file d’attente du HCR à Cotonou, ou dans les camps de Lokossa et Comé, utilisent tous la même expression : « Nous avons été doigtés » , disent-ils pour signifier que des mouchards de l’ex-parti unique les ont désignés aux forces de l’ordre. Certains admettent avoir participé à des violences. Tous expliquent qu’ils ont traversé la frontière « par la lagune » ou la rivière, afin d’éviter les douaniers qui, selon eux, possèdent un fichier de noms et de photos.

Daniel, 26 ans, qui « encadrait les meetings » de l’opposition à Lomé, avait constitué « un petit groupe de résistants comme Lech Walesa en Pologne » . Le soir du scrutin, il affirme avoir refusé de remettre l’urne du bureau de vote qu’il surveillait aux « bérets rouges » qui voulaient s’en emparer, puis s’être enfui en mobylette quand « des jeunes du quartier » ont donné son nom.

Edouard, 22 ans, délégué de l’Union des forces de changement (UFC, le principal parti d’opposition), lui, a quitté Atakpamé avec sa soeur « parce qu’on tirait sur tout ce qui bouge » . Il ne rentrera que « quand l’opposition aura rééduqué l’armée » : ses copains qui ont cru aux messages rassurants et sont rentrés depuis « se sont fait bastonner ou ont disparu » . Lui dit avoir marché trois jours durant, avant de trouver un automobiliste qui l’a conduit au Bénin. Mike, un étudiant de 23 ans, observateur du vote « pour l’église catholique » , a demandé, le 13 mai, à un copain d’aller prendre chez lui « deux chemises et deux pantalons » parce que sa mère l’avait prévenu que des militaires étaient venus le chercher.

Plusieurs autres affirment avoir vu tomber des proches, brûler leur maison ou appris qu’elle avait été saccagée. Ils montrent leurs crânes couturés, leurs pansements, leurs multiples cicatrices, ils tendent des photos d’eux blessés, de leur maison incendiée.

Les responsables sanitaires des camps le confirment : de « nombreux blessés par balles » ont été soignés à la fin avril. Quatorze d’entre eux ont été recensés au camp de Comé, le premier à avoir été ouvert.

« FATIGUÉS, FATIGUÉS »

« Tout le monde est sur les nerfs » , témoigne un humanitaire. Une femme dont le fils et le frère ont été tués erre en divaguant tandis que Nicolas, 22 ans, serre les dents en répétant sur un rythme saccadé : « Mon pays n’est pas un royaume. On est fatigués, fatigués. »

La réalité de cette concentration humaine politisée mais isolée paraît bien éloignée de la perception de ce proche du pouvoir togolais qui voit des réfugiés « manipulés et intoxiqués, accumuler les armes pour repartir à la conquête du pays » . Venue d’un cadre de l’UFC qui rêve d’une radicalisation des jeunes réfugiés dans les camps, la réponse claque : « Si nous avions des armes, et si la France ne tuait pas la démocratie chez nous, nous ne serions pas ici. »

Philippe Bernard
Article paru dans l’édition du 22.05.05