19/04/2024

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Stephen Smith: «Il faut aimer l’Afrique sans pitié»

propos recueillis par Vincent Hugeux
([L’Express->http://www.lexpress.fr/express/info/monde/dossier/afrique/dossier.asp?ida=413957] 27/11/2003)

«Un bilan, pas un pamphlet.» Voilà comment, quarante ans après le cri d’alarme de René Dumont, Stephen Smith, journaliste au Monde, définit son essai décapant, Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt (Calmann-Lévy). De père américain et de mère allemande, ce vétéran du continent démontre combien la contrition de l’Occident, aussi vaine que la condescendance racialiste, fait écho à la propension des élites africaines à imputer à la tutelle coloniale tous les maux de leur terre

Qu’est-ce que la «négrologie»?

Deux choses. D’une part, la négritude, en clair la réaction d’une
avant-garde d’étudiants africains établis dans les années 1930 en Occident
aux préjugés dont ils étaient la cible. Une réaction aujourd’hui convertie
en riposte de masse renvoyant à l’expéditeur un racisme qui colle à la peau
pour s’attribuer des valeurs immuables, irréductibles à l’universel. C’est
la crispation identitaire d’Africains qui se sentent relégués à la marge de
la modernité. La négrologie, c’est d’autre part une série de mythes dérivés
de faits historiques avérés – la traite esclavagiste et le colonialisme –
selon lesquels tous les malheurs du continent plongent leurs racines dans
ces tragédies: ainsi, les Africains seraient victimes, et jamais acteurs, de
leur destin.

Redoutez-vous l’annexion de vos thèses par les égarés du racialisme?

Cette crainte existe. René Dumont lui-même l’a connue, qui confessait les
tremblements de sa plume à l’heure d’écrire L’Afrique noire est mal partie.
La couverture de l’Afrique au jour le jour s’en tient à un lexique recevable
par le grand public, qui dépolitise et, de fait, travestit les réalités.
C’est une écriture à double fond. J’ai voulu rompre avec cette duplicité de
la bonne conscience.

«On digère mieux les morts africains que les autres»
En quoi le continent se «suicide»-t-il?

Partie avec d’énormes handicaps, laissée pour compte après des décennies de
paternalisme et de tutelle, l’Afrique a subi au lendemain de la chute du mur
de Berlin les effets de guerres dévastatrices, de l’effondrement de l’Etat
et du naufrage des rêves qui la propulsaient vers l’avant par l’éducation ou
l’essor matériel. Malgré les efforts consentis par leurs parents, seuls 27%
des écoliers vont au bout du cycle élémentaire. Ce traumatisme fait de la
jeune génération – plus de la moitié des Africains ont moins de 15 ans – une
génération de desperados. Le présent, pour eux, n’a pas d’avenir.

L’avenir en a-t-il un?

Bien sûr, aux yeux de l’historien, l’Afrique est éternelle. Lui sait qu’elle
comptera dans quarante ans 2,5 fois plus d’habitants que l’Europe; qu’à
terme le continent s’en sortira, malgré le sida et les conflits armés; que
de ce magma émergeront des Etats forts. Mais, moi, je vois des visages, des
individus que je connais: tous vont moins bien qu’il y a dix ou quinze ans.
Quand j’écris l’Afrique meurt, je pense: des Africains meurent. Voyez, sur
le front du sida, le Sud-Africain Thabo Mbeki: voilà un jeune président très
bien formé, respectable, mais enkysté dans l’idée d’une renaissance
africaine nécessairement précédée d’une épreuve analogue à la grande peste
du XIVe siècle en Europe. Il croit à l’existence d’un «sida africain» qui
frapperait en particulier l’homme noir. Cette vision a coûté la vie à des
dizaines, sinon des centaines, de milliers de malades, privés de traitements
appropriés.

D’où vient le dogme de l’ «afro-optimisme»?

Un de mes souvenirs les plus troublants d’étudiant étranger débarquant à
Paris, c’est qu’à l’université mes condisciples noirs étaient notés de façon
très indulgente. Le corps professoral estimait que ces enfants de notables
formaient un précieux réseau d’influence. Ce type d’attitude, mélange de
bienveillance et de calcul, constitue à mes yeux la pire forme du racisme.
Si nous ne sortons pas de cette prison cutanée, comment ceux qui furent
victimes de conduites racistes en sortiraient-ils? L’opinion réagit de façon
anormale. Au cours des cinq années écoulées, la crise du Congo-Kinshasa a
coûté la vie à plus de 3 millions de personnes. Où sont les intellectuels
européens? Où sont les reportages? Pourquoi ce silence? Parce qu’on digère
mieux les morts africains que les autres. Un seul émissaire étranger de haut
niveau a assisté en 1995 aux cérémonies du premier anniversaire du génocide
rwandais: la vice-Premier ministre ougandaise. L’ambassadeur de France avait
pris congé. Peut-on imaginer cela en d’autres temps et sous d’autres cieux?
Il paraît normal de mourir en masse en Afrique, puisque tout y est «primitif
et sauvage». Ce continent n’a pourtant pas le monopole de la cruauté.

Que sont devenus ces «nouveaux chefs d’Etat» tant vantés à Washington?

L’Occident n’a jamais abandonné sa quête de l’homme fort. Qui est au roi
nègre ce que la «bonne gouvernance» est à la corruption: une litote. Les
Américains ont cherché des leaders providentiels endurcis par le maquis.
Meles Zenawi en Ethiopie, Yoweri Museveni en Ouganda. Modèles voués à
l’échec, puisque rien n’a été entrepris au niveau des institutions. A la
clef, des individus isolés, en lévitation au-dessus de leur société. Tout
autant que les dinosaures Omar Bongo (Gabon) ou Gnassingbé Eyadéma (Togo),
mais plus féroces dans la répression.

La France a-t-elle alimenté la dérive «négrologique»?

La politique africaine de la France a été infiniment paternaliste. Pourquoi
ses élites récusent-elles le constat de l’effondrement de l’Etat en Afrique?
A gauche: parce qu’il conduirait à l’apologie d’une tutelle. A droite: parce
qu’il discrédite quarante ans de coopération. Comment justifier quatre
décennies d’assistance militaire au spectacle du naufrage de l’armée
ivoirienne?

L’Afrique est-elle riche ou pauvre?

Elle est riche de son sous-sol et, en ce sens, bénie des dieux. L’Afrique
est riche, mais les Africains sont pauvres. Sortons de ce discours qui veut
que les fléaux naturels orchestrent la fatalité. Les carences en termes
d’organisation, les blocages sociaux, les échecs de l’instruction, la
faiblesse des rendements: tout cela fait l’essentiel du malheur du
continent. Si l’on remplaçait les 15 millions d’Ivoiriens par autant de
Belges ou d’Irlandais, nul doute que la Côte d’Ivoire «tournerait».

Le salut passe-t-il par l’éducation?

Tout passe d’abord par la vérité. Il faut un amour sans pitié pour
l’Afrique. En France ou aux Etats-Unis, les Africains insérés dans un tissu
social différent incarnent des figures de réussite. Alors que leur société
d’origine opprime l’individu au nom d’un carcan collectif dévoyé, présenté
comme authentiquement africain. L’exigence d’honnêteté ne peut souffrir
d’exception culturelle.

L’ethnisme est-il la maladie infantile de l’Afrique?

Face à l’ethnie, l’Occident est partagé entre le fétichisme et la
diabolisation. Tous les maux du continent seraient dus à son caractère
tribal. A mes yeux, l’ethnie est le mensonge de l’Afrique, au même titre que
la nation est celui de l’Europe. Comme les récits qui fondent notre idée
nationale sont apocryphes, ceux qui définissent l’ethnie relèvent de
l’imaginaire. Que dire de ces fadaises sur «le réveil des vieux démons»? A
rebours, le tribalisme est l’expression la plus moderne qui soit de
l’Afrique. Reste que, même fausse, une idée massivement admise devient une
réalité. On meurt encore sur des barrages pour appartenir à la mauvaise
tribu.

Comment expliquer l’essor des sectes évangéliques?

En Afrique noire, ce prosélytisme est bien plus puissant que son alter ego
islamique. Voilà la preuve que l’homme africain déconcerté cherche une autre
identité. Quand on entre en religion, on révolutionne sa vie. La nouvelle
foi permet de s’affranchir de la règle communautaire initiale, au profit
d’une promesse d’avenir meilleur. Et au risque du charlatanisme.

En quoi le meurtre à Abidjan du journaliste Jean Hélène est-il
symptomatique?

Les Ivoiriens s’entretuent, mais accusent la terre entière: la France bien
sûr, et parfois leurs voisins. Jamais ils ne portent de regard critique sur
eux-mêmes, le concept d’ivoirité, l’exploitation des immigrés sahéliens dans
les plantations, le paternalisme autoritaire du défunt Félix
Houphouët-Boigny. C’est ce mythe de l’éternelle victime qui a tué Jean
Hélène. Un policier croit être dans le sens de l’Histoire en l’abattant.
Pour transférer ainsi toute la haine de soi sur l’autre, pour abdiquer toute
maîtrise de son destin, il faut être parvenu à un haut degré d’aliénation.

propos recueillis par Vincent Hugeux

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