20/04/2024

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Togo: «C’est du gangstérisme électoral»

Ministre de l’Intérieur dans le dernier gouvernement du général Eyadèma, François Boko a démissionné avec fracas en 2005. Il avait refusé de cautionner des élections truquées en faveur de Faure Gnassingbé, le fils du président, qui cherchait à se faire élire, en avril 2005, deux mois après la mort de son père.

François Boko ne s’attendait que trop aux violences post-électorales, qui ont fait 500 morts en 2005 selon les Nations unies. Il s’était réfugié dans l’ambassade d’Allemagne, et avait été exfiltré vers la France, où il exerce depuis cinq ans en tant qu’avocat, au barreau de Paris. Cet ancien militaire, à 45 ans, reste étroitement lié à son pays. Informé de la situation heure par heure, par le biais de ses diverses sources, il décrit les mécanismes de la fraude électorale au Togo, dans cette version in extenso de l’interview publiée le 12 mars dans les pages Monde de Libération.

Les résultats donnent Faure Gnassingbé vainqueur avec 60,15 % des voix. Faut-il les croire?

Encore une fois, l’alternance a été confisquée. Le pouvoir a fait semblant d’accepter les conditions posées par l’Union européenne (UE), juste pour toucher les financements liés à l’organisation des élections, mais il a refusé de mettre en œuvre, à la dernière minute, les dispositions qui pouvaient garantir la transparence du scrutin. Par exemple, les résultats devaient être transmis en temps réel par satellite (Vsat), et les bulletins de vote authentifiés. Rien de tout cela ne s’est produit, et la fraude a commencé en amont du scrutin. La veille du scrutin, des militaires en tenue civile sont allés remettre des bulletins de vote déjà cochés à la case “Faure Gnassingbé”, contre de l’argent. Pour être sûr que les électeurs n’allaient pas prendre l’argent et voter selon leur choix, cette fois, les autorités ont pris leurs précautions. Une première tranche de 5000 francs CFA (7,50 euros) a été versée au moment de la remise du bulletin déjà coché, et une seconde tranche de 5000 F CFA a été promise, pour chaque électeur qui reviendrait du bureau de vote avec le vrai bulletin vierge.

Cela a-t-il pu être fait partout, y compris à Lomé, la capitale?

Non, ce processus ne s’est pas fait là où des observateurs européens pouvaient être présents, notamment dans les villes. Il s’est fait plutôt dans les villages. La fraude a été aussi orchestrée en aval, après le vote, par la substitution des originaux des procès-verbaux (PV) par des procès-verbaux pré-remplis. Les cinq scrutateurs de certains bureaux de vote ont été achetés, à raison de 100.000 F CFA (153 euros) par bureau de vote, pour remplacer le vrai PV des résultats par un PV fabriqué.

Des appareils Vsat avaient été installés par l’UE dans chaque préfecture, 35 au total, reliés à un central à Lomé. Chaque commission électorale locale indépendante devait envoyer ses résultats par satellite à Lomé. Or, les autorités ont installé un central téléphonique secret, reproduisant les numéros de téléphones des commissions locales. Après le vote, sous prétexte de panne du Vsat, des résultats fabriqués ont été transmis par fax depuis ce central, sur le fax de la Commission électorale nationale indépendante (Ceni). Ensuite, il a été demandé aux membres des commissions locales d’aligner leurs résultats sur ceux qui avaient déjà été transmis à la Ceni. La manipulation est facile à faire: les présidents des commissions locales sont les présidents de tribunaux et des procureurs nommés par le pouvoir central. Les représentants de l’opposition au sein de la Ceni et des commissions électorales locales n’ont pas pu imposer le respect des règles du code électoral. Certains ont d’ailleurs fini par claquer la porte.

Comment, dans ces conditions, l’opposition peut-elle revendiquer plus de 60 % des voix?

Les résultats immédiatement sortis des urnes dans la capitale et dans certaines zones ont pu échapper à la manipulation, grâce à la présence des observateurs. Le décompte de ces résultats a donné une large avance au candidat de l’opposition. Les représentants de l’opposition dans les bureaux de vote ont gardé leur copie des PV authentifiés de certains résultats. Ils les ont centralisés à Lomé, et ont ouvert un centre dans une église de la capitale, à Tokoin-Séminaire, pour agréger les résultats.

Ces PV authentiques auraient pu permettre une contestation, par voie légale, des résultats fabriqués par le pouvoir, depuis la centrale téléphonique secrète mise en place à Lomé. Quand la gendarmerie a eu vent de ce projet, elle est allée saisir ces pièces, les seuls éléments de preuve dont disposait l’opposition pour faire un recours devant la Cour constitutionnelle. Les gendarmes ont arrêté et déporté à la prison de Kara, à 400 km de la capitale, les personnes qui se trouvaient dans le centre. La répression s’abat, pour étouffer la résistance des populations face à ce vol de leur vote. Voilà comment Faure Gnassingbé s’impose comme gagnant, alors que sa base réelle n’excède pas 10% des Togolais. C’est du gangstérisme électoral !

La présence de 130 observateurs européens a-t-elle servi à quelque chose?

Oui, dans une certaine mesure, mais l’observation n’a couvert que 10 % des bureaux de vote. Les attentes étaient très fortes, et les résultats obtenus sont en deçà des moyens investis. On a l’impression que des millions d’euros provenant des contribuables européens ont servi à valider la fraude. Dans le compte-rendu des observateurs, il faut lire entre les lignes pour pointer les irrégularités du vote. Cette tragi-comédie ne nous mène nulle part. A chaque report du règlement de la crise togolaise, ce sont des bombes à retardement qui sont posées pour les générations futures. C’est d’autant plus dommage que des pays voisins du Togo comme le Bénin et le Ghana ont connu l’alternance, ont réussi à se stabiliser et à créer des conditions favorables au développement. La situation actuelle n’est pas viable, et l’avenir du Togo reste incertain.

Par Sabine Cessou, Libération du 12 mars 2010