19/03/2024

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Togo : Les sources et le déroulement de l’explosion populaire du 05 octobre 1990

Dans l’histoire politico-sociale contemporaine du Togo, la journée du 05 octobre 1990 restera comme un point de non-retour : comme une ligne de démarcation entre un avant et un après. Aussi une très bonne connaissance de l’historique de cette journée par tout(e) Togolais(e) s’avère-t-elle nécessaire. Et, à cet effet, nous allons, brièvement, mentionner ci-après ses sources et son déroulement.

1. Les sources de l’explosion populaire du 05 octobre 1990

Nous les sérierons en deux catégories : les sources lointaines et les sources immédiates.

1.1. Les sources lointaines

Il va sans dire que le soulèvement de la Jeunesse et du Peuple togolais en date du 05 octobre 1990 ne jaillit nullement comme une génération spontanée, d’un instant à un autre. Ce mouvement vint de loin. Il aura été, à vrai dire, l’aboutissement d’une longue lutte multiforme de résistance contre les régimes politiques qui prévalurent au Togo depuis l’assassinat de Sylvanus K. E. Olympio le 13 janvier 1963 jusqu’alors. Et ce qu’il convient de retenir ici, c’est la richesse de cette période en épisodes très douloureux pour les Togolais. [Cf. Têtêvi Godwin Tété-Adjalogo, Histoire du Togo – La longue nuit de terreur (1963-2003). Ed. Auteurs du Monde, Paris, 2006, tome 1, pp. 7-244].

1.2. Les sources immédiates

1.2.1. La naissance de la Convention Démocratique des Peuples Africains (CDPA) et l’affaire de « tracts mensongers »

Dans les mois qui juste suivirent les événements tragiques… du 23 septembre 1986, le Togo semblait baigner dans une sorte de vide politique apparent. Alors, un groupe très restreint de Togolais se réunit à Paris et y créa la Convention Démocratique des Peuples Africains (CDPA) : un parti politique clandestin dont le manifeste fut baptisé L’ALTERNATIVE. C’est à l’occasion d’un séjour à Paris que Hilaire Dossouvi Logo adhéra à cette formation politique et obtint copie de L’ALTERNATIVE pour le terrain…

Du 18 décembre 1989 à la fin de ce mois, Godwin Tété et Daniel Kouévi-Akoé furent arrêtés à l’aéroport d’Abidjan (Côte d’Ivoire) et détenus en prison. Pour cause de transport d’une importante quantité d’exemplaires de L’ALTERNATIVE destinée au Togo… via Accra (Ghana). Alors, du fait de l’intense diffusion de cet incident par Radio France Internationale (RFI) et les médias officiels togolais, la quasi totalité des Togolais apprit, du jour au lendemain, l’existence de la CDPA…

1.2.2. Deux conférences qui sonnèrent comme de véritables défis lancés au pouvoir en place

a) « Problématique de la démocratie et progrès social : étude de cas » – par le professeur Adani Ifè, au FOPADESC, (Lomé), en mars 1989.

b) « L’indépendance de la magistrature, ciment de la démocratie américaine » – par Me Djovi Gally, en décembre 1989 à Lomé. [Cf. Godwin Tété, op. cit., pp. 250-251]

1.2.3. La Conférence (béninoise) des Forces vives de la Nation : ouverte le 19 février 1990

La République du Bénin allait, en effet, jouer un rôle de pionnier en la matière. Oui ! Bousculé par les jeunes – notamment par le Parti Communiste Dahoméen – harcelé par des grèves, déboussolé par une crise socio-politique et financière générale, Mathieu Kérékou va avoir la sagesse d’accepter de convoquer, pour le 19 février 1990, « une conférence des forces vives de la nation ».

Et c’est ici qu’il sied de saluer la part personnelle prise par Me Robert Dossou, qui déploya un énorme talent d’avocat pour convaincre le président Mathieu Kérékou. Celui-ci accéda par ailleurs à la mise sur pied d’un gouvernement de transition dirigé par Nicéphone Soglo qui deviendra président de la République à la faveur des élections libres et démocratiques réalisées dans le pays au début de 1991. Cette remarquable sortie de dictature en douceur allait servir de source d’inspiration première à d’autres pays africains dont le Togo qui venait immédiatement après le Bénin en termes de Conférence Nationale Souveraine (8-juillet-28 août 1991).

1.2.4. …. Et se tint le sommet franco-africain de La Baule (France) : 19-21 juin 1990

Dans les années 1985-1988, Mikhaïl Sergueïevitch Gorbatchev est au gouvernail de l’Union soviétique. Et, face aux multiples goulots d’étranglement auxquels sont confrontées les sociétés du « camp socialiste », il invente la « perestroïka » (la « restructuration ») et la « glasnost » (la « transparence »). Pour ne pas rester à la traîne, les stratèges de la Maison-Blanche (Washington D.C.) ajoutent la notion de la « bonne gouvernance ».

Du coup, le principe même, l’idée même de dictature se trouvent sapés de fond en comble. Désormais il sera reconnu dans tous les forums internationaux que, dans le monde contemporain, dans le monde « mondialisé », le développement au sens très large du mot, ne saurait guère aller sans la démocratisation véridique des sociétés concernées. C’est-à-dire sans la libération de toutes les voix, de toutes les énergies, de toutes les strates des collectivités intéressées.

Dès lors, les Africains à Paris créèrent un Forum Panafricain pour la Démocratie, devenu très vite très actif et efficient. Ils adressèrent un certain nombre de mémorandums au président François Mitterrand, dont l’un juste la veille du sommet de La Baule… C’est dire que la fameuse déclaration de ce Président le 19 juin à la Baule n’était point tombée du ciel comme une illumination soudaine du Saint-Esprit, ou sortie de la terre comme une génération spontanée. Cette déclaration était bel et bien le fruit de la lutte de longue haleine des peuples africains, du Forum Panafricain pour la Démocratie singulièrement.

De fil en aiguille, le vent de la liberté venu de Varsovie, via Moscou, va démolir, en novembre 1989, le « Mur de Berlin », à la grande stupéfaction des meilleurs politologues et spécialistes mondiaux de la prospective. À la fin de ce même mois, le redoutable régime de Nicolae Ceausescu s’effondra à Bucarest (Roumanie).

C’est dans cette atmosphère de fin de « la guerre froide »… entre l’Ouest et l’Est que se réunirent, du 19 au 21 juin 1990, à La Baule (France), autour du président François Mitterrand, les chefs d’États de l’Afrique francophone.

Dans son discours du 19 juin 1990, le Président français François Mitterrand déclara, entre autres choses, ceci : « Je conclurai en disant que la France liera tout son effort de contribution aux efforts qui seront accomplis pour aller vers plus de liberté » [Cf. Jean de Menthon, À la rencontre du Togo, Ed. L’Harmattan, Paris, 1993, p. 180].

Venons-en maintenant à la journée du 05 octobre à proprement parler.

2. Le déroulement de la journée du 05 octobre 1990

Le 20 juillet 1990, vit le jour, à Lomé, la Ligue Togolaise des Droits de l’Homme (LTDH), ayant à sa tête Me Joseph Kokou Koffigoh. La LTDH une fois portée sur les fonts baptismaux, se joint à la CNDH et à son président, Me Yawovi Apollinaire Agboyibo, pour dénoncer les violations les plus criantes desdits droits. C’est ainsi qu’ils reconnaissent que les jeunes manifestants arrêtés en août 1990 avaient été torturés et avaient subi des coups de fouet, des passages à tabac et des décharges électriques. En d’autres mots, une nouvelle donne politique commence à poindre au Togo.

Le lundi 21 septembre de cette même année, les détenus Hilaire Dossouvi Logo et Tino Doglo Agbélengo sont jugés pour une première fois au Palais de Justice de Lomé, pour distribution de tracts « séditieux » (de la CDPA). Une seconde fois, le 5 octobre 1990, ces mêmes prévenus sont jugés au même Palais. Cette fois-ci, ce haut lieu de l’injustice éyadémaïste est pris d’assaut par la Jeunesse togolaise. On y chante, très fort, l’hymne national : « Terre de nos Aïeux », proscrit depuis une quinzaine d’années. On y scande : « L’ALTERNATIVE ?! EH BIEN NOUS L’AVONS LUE ! VIVE LA CDPA ! »

Les prévenus seront acquittés, mais bon nombre de manifestants seront malmenés, matraqués par les forces de répression. Il s’ensuit une insurrection générale. Toute la ville de Lomé se révolte contre l’ordre établi vieux de presque vingt-quatre ans.

Et voici comment un témoin oculaire privilégié raconte, en quelques mots, les fameux événements du fameux 05 octobre 1990. Citons Me Yawovi Apollinaire Agboyibo :

« Tout s’est déroulé devant moi. Plusieurs de mes confrères et consœurs étaient présents au Palais de Justice. Nous avons été ainsi des témoins privilégiés de l’événement. Aussi avons-nous jugé nécessaire d’en porter un témoignage officiel dans la déclaration que nous avons adoptée le 11 octobre 1990. Le passage de la déclaration concernant le déroulement de l’événement est le suivant :

« Très tôt ce matin les jeunes Togolais ont pris d’assaut la grande salle d’audience du Palais de Justice de Lomé et envahi le Tribunal et ses abords. Ils étaient venus écouter le jugement qui devait être rendu dans l’affaire des tracts où étaient poursuivis les nommés Logo Dossouvi et Doglo Agbélengo.

« Au-delà de son désir de prendre connaissance de ce jugement, cette jeunesse semblait déterminée à transformer le Palais de Justice en tribune politique et à étaler sur la place publique son mécontentement et ses revendications.

« Les manifestants scandaient avec frénésie des slogans fort significatifs : “À bas le RPT”, “Oui au multipartisme”, “Oui à la démocratie”, “À bas le 13 janvier”, “Vive le 27 avril”, “Liberté d’expression”, “Libérez »-les”…

« Ces slogans étaient entrecoupés de manière répétée par l’hymne de l’indépendance, “Terre de nos Aïeux” dont les manifestants réclamaient le rétablissement.

« Ce fut ensuite l’irruption et l’intervention brutale, violente et injustifiée des Forces de l’Ordre dans l’enceinte du Palais.

« Très rapidement, les événements prirent une autre tournure. Les manifestants réagirent par des jets de pierres et un mouvement pacifique s’est transformé en émeute populaire au cours de laquelle ils s’en sont pris à des symboles du pouvoir (incendie de véhicules de l’administration et des Forces de Sécurité, destruction des commissariats et des photos officielles du chef de l’État).

« Comme une traînée de poudre, la manifestation s’est étendue à plusieurs quartiers de la ville, notamment à Bè et ses alentours où une partie de la population s’est jointe au mouvement.

« Le soulèvement du 5 octobre a eu l’effet d’un coup de tonnerre à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Les médias internationaux en firent abondamment écho. Aucune organisation ou personnalité politique n’avait en revanche réagi.

« Seul l’Ordre des Avocats avait pris position. Les avocats témoins des faits s’étaient rendus sur-le-champ en robe chez le chef de l’État pour lui exprimer leur indignation. L’Ordre des Avocats décida ensuite, dans la même journée du 5 octobre, de se mettre en grève pour trois jours à compter du lundi 8 octobre. Il a, au cours de la même réunion, pris une résolution demandant la démission du ministre de la Justice, M. Bitokotipou Yagninim, et du procureur de la République, M. Abdou Assosuma, pour avoir fait intervenir les Forces de l’Ordre au Palais de Justice. » [Cf. Yawovi Agboyibo, Combat pour un Togo démocratique – Une méthode politique. Ed. Karthala, Paris, 1999, pp. 66-68].

Les forces de répression, elles aussi, se mettent en branle…, armées jusqu’aux dents. Il y eut au moins trois morts : un garçon de Hanoukpé prénommé Jean-Marie (?), Christian Atayi et Kouassivi Akpé Jean-Marie Tété-Adjalogo, alors âgé de vingt-cinq ans, préparant une double maîtrise (mathématiques et physique) à l’Université du Bénin (Lomé). Et, bien entendu, plusieurs blessés. [Cf. Godwin Tété, op. cit., pp. 253-256].

Les conséquences à court, à moyen et à long terme de l’insurrection de la Jeunesse et du Peuple togolais le 05 octobre 1990 seront si significatives qu’on peut vraiment dire que rien ne sera plus comme avant cette date dans l’arène socio-politique au Togo…

Ablodé ! Ablodé ! Ablodé blibo !

Par Godwin Tété