26/04/2024

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Déférences d’un neveu à son oncle : les leçons d’Atsutsè AGBOBLI

Ainsi donc tonton Jojo comme nous l’appelions familièrement a décidé de tirer sa révérence. Que de douleurs, d’émoi et de tristesse ! Il est venu, il a semé et il est parti. Mais au fait qu’a-t-il semé ? En tant que neveu ayant souvent discuté avec lui lorsque l’occasion s’y prêtait, j’ai retenu plusieurs leçons de Joachim Atsutsè Kokouvi Agbobli.

Un nationalisme convaincu…

Bien que ses parents l’aient appelé Joachim et que toute la famille l’appelait Jojo ou tonton Jojo, il tenait mordicus à signer tous ses écrits par Atsutsè Kokouvi Agbobli. Un jour, je lui ai demandé « Mais tonton, pourquoi insistes-tu tant sur Atsutsè Kokouvi ? » Sa réponse m’édifia. Par une analyse pointue, il m’expliqua que les Togolais devraient porter avec fierté leur prénoms autochtones car ces prénoms ont une signification ; et leur signification est inscrite dans leur histoire, une histoire riche, pleine de courage, de confiance et de volonté. Ainsi, porter et faire connaître nos prénoms togolais devrait être un devoir pour tout togolais. Lorsque je lui fis remarquer qu’il rejoignait là les affirmations du président Eyadema, il soutint qu’effectivement Eyadema avait décidé d’une politique d’authenticité mais que celle-ci n’avait pas les mêmes sources que lui ni les mêmes vues. En effet, selon tonton Jojo, le président Eyadema, tout comme plusieurs dirigeants d’Afrique, qui sont arrivés au pouvoir par un coup d’État ne pouvaient être soutenus que par les puissances étrangères qui voulaient tirer profit de leur soumission pour exploiter les masses laborieuses africaines. On est bien loin des pères de l’indépendance du Togo, notamment le président Sylvanus Olympio qui restait et demeurait à ses yeux un nationaliste convaincu malgré les dérives qu’a connu son régime. En effet, Sylvanus Olympio a su montrer la fierté et la droiture qui est ancrée dans le cœur et l’esprit des Togolais. Comme tonton Jojo le disait si bien, le Togo a arraché son indépendance, on ne la lui a pas donné.

Le nationalisme de Atsutsè Kokouvi Agbobli ne remonte pas uniquement à l’ère de l’indépendance mais porte sur les époques anciennes du Togo et de l’Afrique.

Un panafricaniste dévoué…

Il va sans dire que tonton Jojo partageait les vues de Cheikh Anta Diop sur la grandeur de l’Afrique et sur les origines négroïdes de l’Égypte pharaonique. Ce panafricanisme explique son rapprochement controversé avec Jonas Savimbi. Alors journaliste pour l’hebdomadaire panafricain « Jeune Afrique », il fut un des plus grands critiques du leader révolutionnaire angolais Savimbi avant de s’en rapprocher. Il explique ce changement par les échanges et les discussions avec Savimbi qui à ses yeux a été grossièrement peint par les médias occidentaux, en s’y incluant. Il finit par voir en Savimbi un véritable leader africain de la trempe des panafricanistes convaincus qui luttent pour la fin des liens de domination entre l’Afrique et l’Europe représentée ici par l’Angola et le Portugal. Il voyait en Savimbi un symbole : pour lui une victoire de Savimbi en Angola signifiait la possibilité pour l’Afrique d’en finir avec les suppôts du colonialisme caché.

Un élitisme dérangeant…

Pour Atsutsè Kokouvi, l’Afrique se doit de conjuguer ses efforts pour la maîtrise de son avenir par le biais d’une industrialisation. Le mot est lancé. Il croyait fortement au salut de l’Afrique par le biais d’une industrialisation de masse qui pourrait, à l’instar de la révolution industrielle qu’a connu l’Europe, entraîné le décollage économique du continent noir. Néanmoins, il soutenait que cette industrialisation passait par le travail des masses, elles-mêmes éclairées par une élite clairvoyante. En effet, Atsutsè Kokouvi Agbobli croyait fortement dans le rôle des élites pour sauver l’Afrique et les populations de leurs misères. Cette élite devait être un aiguillon pour la jeunesse et être un exemple de droiture. Cette prise de position le rapprocha de ses amis que sont ou furent Joseph Ki-Zerbo du Burkina Faso ou Amath Danshoko du Sénégal et l’éloigna d’autres. Pourtant bon nombre de ses concitoyens se sont sentis heurtés par ces affirmations, lui reprochant même d’être trop déconnecté de la réalité. Qu’à cela ne tienne, il persistait à donner son opinion, espérant jusqu’au bout être la voix dans le désert qui serait enfin entendue.

Le doute religieux…

La spiritualité d’Atsutsè Kokouvi Agbobi est méconnue de ses compatriotes togolais. Comme tout intellectuel qui se respecte, tonton Jojo avait de sérieuses réserves quant aux religions révélées qu’il considérait comme des moyens détournés visant à manipuler les populations et à leur ôter toute velléité d’interrogation sur leurs conditions d’existence. Il tenait la religion pour responsable de la relative passivité des populations à prendre leur destin en main puisque tout ou presque relevait de l’espoir en des lendemains meilleurs, dénonçant en cela les espérances chrétiennes.

Un politicien naïf… et qui le savait…

AKA n’est pas entré en politique. Il est né en politique et l’adorait. Malheureusement, la politique fut l’une de ses plus grandes tristesses. Il a très bien rappelé le rôle que sa famille et notamment son père a pu jouer dans le sillage des nationalistes togolais tel que Sylvanus Olympio. Il est entré en politique par accident, fort à la fois de la notoriété qu’il avait acquise en étant journaliste mais aussi de l’opposition que lui vouaient plusieurs caciques du régime Eyadema, ce qui l’a contraint à un exil qui l’empêcha d’assister aux obsèques de son père décédé. Rentré au Togo, il voulut s’impliquer pour faire triompher les idées qui étaient les siennes, il fut même nommé ministre dans le premier gouvernement sorti des premières élections véritablement démocratiques qu’a connu le Togo. Mais ses choix, ses alliances le déçurent et pour faire entendre sa voix, il décida de créer un parti politique. Lorsque je lui demandai s’il n’était pas un peu trop tard pour créer un parti politique, il me répondit « Neveu, il n’est jamais trop tard pour bien faire. Puisse ce parti politique contribuer à éclairer les populations pour un prise de conscience de leur avenir. Ce n’st pas à mon âge que je vais prétendre à quoi que ce soit. » Paradoxalement, cette volonté d’éduquer ses concitoyens était ancrée dans son engagement politique, mais elle a aussi contribué à sa volonté de créer son journal panafricain Afric’Hebdo, où il faisait des analyses percutantes de la situation en Afrique et dans le monde. Cela ne l’a pas empêché d’être cet éternel empêcheur de tourner en rond. Ainsi, lorsqu’on questionna un ministre actuel du gouvernement togolais sur les propos tenus par cet éveilleur de conscience qu’était Atsutsè Kokouvi Agbobli, il répondit : « Dites-moi ce que celui-là a apporté à son pays à part certains articles incendiaires ! » La réponse vient de vous être donnée M. le ministre !

L’éducation de ma fille…

Pour terminer, voici l’un des derniers courriels reçus en provenance de mon oncle à qui j’annonçais la naissance de ma fille Eva Mawuena. Elle résume si bien sa vision de la vie et le combat qu’il a eu èà mener : « Je ne doute pas qu’en parents heureux, vous l’entourez déjà de tous les soins qu’elle mérite et la préparerez bien pour mener avec succès le combat de la vie qui l’attend dans notre monde de compétition, de concurrence et de combat. »

Maintenant, tonton Jojo a fait sa part de combat et il laisse la place aux autres. Ses paroles sont destinées à la relève.

Christian Agbobli, Ph.D
Professeur
Université du Québec à Montréal