01/11/2024

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AGBEYOME KODJO: EYADEMA EST FINI ( Interview à LAA n°24 du 17 /07/02_1ère partie)

L’ex-Premier ministre décidé à précipiter la chute du Général.

LAA : Comment vivez-vous les commentaires qui suggèrent que votre acte de bravoure est d’abord un acte de dépit d’un homme politique qui vient de perdre sa place au bord de la mangeoire?

Agbéyomé KODJO : Il ne s’agit pas d’un acte qui relève de considérations individuelles et personnelles. Dans la vie, il faut avoir des principes et des convictions qui résistent à toute forme de séduction matérielle, politique ou simplement fondée sur un calcul mesquin. Dieu qui est le vrai souverain pourvoit au besoin de chacun.
Je crois qu’on n’est jamais heureux seul. Mon acte de rupture avec la politique incarnée par le Président EYADEMA est une réponse aux attentes de la grande majorité de nos concitoyens.
Il faut que cela change, il faut inventer de nouvelles méthodes de gestion de la Cité qui libèrent les énergies et amènent les Togolais à croire en leur avenir et à celui de la Nation.
Les bases fondamentales de cette politique demeurent, à mon humble avis, l’égalité des chances, la primauté du droit, la justice, la récompense de l’effort et du mérite, le respect des droits de l’homme et la promotion de la démocratie.
Personne ne me dira que la situation qui prévaut au Togo n’est pas un sujet de préoccupation, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de notre pays.
La crise, dont nous connaissons les origines, a plongé les Togolais, dans une situation de précarité extrême.
Depuis 1958, année de naissance de la République togolaise, les Togolais n’ont jamais autant été confrontés à une telle misère morale et matérielle.
La situation de notre pays méritait un électrochoc assez fort pour une meilleure prise de conscience à tous les niveaux pour qu’ensemble nous puissions, dans l’amour de la patrie et dans la paix, opérer les reformes nécessaires à la libération de notre pays du joug de la misère et de la pauvreté.
Si l’acte que j’ai posé pouvait conduire des changements profonds dans la vie de nos compatriotes, alors oui, j’aurais apporté ma petite contribution au soulagement des souffrances du peuple.

LAA : Les pratiques que vous dénoncez aujourd’hui sont, de l’avis général, très anciennes. Votre dénonciation est simplement plus crédible, parce que vous connaissez le système de l’intérieur. Pourquoi cette prise de conscience plutôt tardive?

Agbéyomé KODJO : Il n’est jamais trop tard pour bien faire. Beaucoup de gens du sérail prennent pour de la malveillance, de la calomnie et de la diffamation les critiques émises par les responsables de l’opposition qui, faut-il le dire, est constituée d’hommes de talent qu’envie secrètement la mouvance présidentielle.
Au Togo la classe politique a malheureusement cultivé le mensonge avec un certain talent. C’est ainsi que, parfois, il est difficile de démêler le vrai du faux. Mais la responsabilité de cette déviance est d’abord imputable au pouvoir. Au lieu de créer les conditions d’une éducation civique et politique indispensable à un pays en voie de développement, il a délibérément choisi de faire dans le populisme et dans la manipulation, se servant pour cela des médias d’État.
Le stalinisme, que l’on dit mort, a trouvé au Togo un terrain fertile sur lequel il a prospéré des années durant. Je dois confesser que nous aussi nous y avons participé.
Ma position de chef de gouvernement m’a permis de me rendre compte effectivement de l’impuissance du gouvernement à prendre la moindre initiative. Car, sur la base du modèle que je viens de décrire plus haut, tout part du sommet et tout ce qui se fait n’a pour unique objectif que de conforter l’image du chef de l’Etat et renforcer son autorité à tout prix.
Le chef de l’État est très sensible à son image. Il commandite les déclarations de dénigrement de ses adversaires politiques, que les plumitifs de la cour prennent soin de lui présenter avant leur diffusion.
Le Président utilise les services des médias nationaux et étrangers pour tenter de détruire ou de nuire à ses adversaires politiques.
L’épisode de l’article d’un de vos confrères(il s’agit de François Soudan de Jeune Afrique : la rédaction du togolais.com) au lendemain de mon départ du gouvernement est assez révélateur de cette pratique. Le journaliste en question est un habitué du Palais de Lomé II. Je n’en dirai pas plus.
Cette position m’a aussi permis de comprendre le système et la part de mensonge et de manipulation collective dans nos discours et dans les actions que nous menons au niveau de l’Etat et du Parti.

LAA : Si la plupart de vos compatriotes saluent votre courage, il en est aussi qui vous soupçonnent de vouloir à tout prix succéder au général Eyadéma. Ce qui reviendrait à expliquer votre audace par le calcul politicien…

Agbéyomé KODJO : Les Togolais et moi le premier, savent qu’au Togo, il y a une ambition qu’il ne faut pas avoir : celle de vouloir succéder à EYADEMA. Cela se sanctionne fatalement par des ennuis politiques ou des menaces de mort. au risque de s’attirer des ennuis politiques ou de recevoir des menaces de mort ou d’être l’objet d’attentat ou de voir sa famille séquestrée et prise en otage et soumise à des traitements inhumains et dégradants.
Je tiens à préciser une fois de plus, et de manière définitive, surtout à l’adresse des
courtisans et des mercenaires de la plume, cette chose : mon acte de rupture avec un système qui se statufie au fil du temps n’a d’autre motif que de provoquer un sursaut national, pour favoriser la sortie d’une crise dont les dégâts humains et économiques sont désespérants pour notre pays.
Tel est mon objectif. Mais j’ai souvent entendu un chef africain dire que nul n’échappera à son destin et que le destin d’être chef d’une nation est réservé exclusivement à une personne. Suivez mon regard…C’est dans ce contexte d’horizon bouché et de désespoir collectif qu’est survenue la déclaration de Maurice Dahuku PERE, qui fut comme une lumière jaillie des ténèbres.

LAA : Aviez-vous conscience de risquer votre vie en attaquant aussi frontalement le général?

Agbéyomé KODJO : La cause que je défends est juste et je me sens protégé par le Saint-Esprit.
J’étais à l’église pour me confier à Dieu quand la police, qui ne s’embarrasse pas du détail juridique, a investi les lieux du culte. C’est grâce à la bonté infinie de DIEU que je suis encore en vie.
J’ai dû quitter le Togo parce que j’étais activement recherché par les forces de sécurité pour une séance d’explication dont on peut aisément deviner les conséquences pour mon intégrité physique.
Vous comprenez que, malgré les agitations de ceux qui s’accrochent à un pouvoir décadent faute d’avoir pris la mesure des réformes urgentes à entreprendre, ils sont nombreux, parmi la population et dans les forces de sécurité, ceux qui partagent mon analyse sur les dérives du système Tous conviennent qu’il est aujourd’hui urgent d’organiser la gestion de la Cité autour de nouvelles valeurs susceptibles de ressusciter la grandeur et le rayonnement de notre pays.

LAA : Votre texte vient après celui d’un député, ancien président de l’Assemblée nationale. Faut-il comprendre que le général commence à devenir un problème pour ses propres partisans?

Agbéyomé KODJO : Ils sont légion, les hommes qui pensent comme PERE, mais à qui manque le courage de se déclarer. Les gens croient qu’il est impossible de dire non, de s’opposer au chef de l’Etat, qu’ils appellent secrètement Hitler. Ils ont peut-être raison, car PERE a été victime de mesures vexatoires de toutes sortes.
Le Général Eyadema a été très utile pour le pays à un moment donné. L’environnement international marqué par la guerre froide y a énormément contribué. Aujourd’hui, la donne internationale a changé. Seul EYADEMA refuse de s’adapter aux exigences du monde moderne( démocratie, respect des droits de l’homme, bonne gouvernance). Après la chute du mur de Berlin et le discours de la Baule, il avait estimé que tout cela ne nous concernait pas directement, et qu’il fallait continuer à gouverner le pays comme par le passé.
Le régime s’est encore plus radicalisé. Il a tout fait pour neutraliser ses potentiels, et même ses partisans qui osent affirmer un tant soit peu leur différence. Le sentiment d’incertitude du lendemain renforce, chez lui, le désir d’accumuler des ressources financières aux dépens de la population, et c’est à ce jeu malsain qu’on assiste quotidiennement.
Bref, il est difficile de changer un homme qui a pris de mauvaises habitudes plusieurs décennies durant.
Comment comprendre que des affaires pendantes devant les tribunaux soient traitées dans les salons ou dans la cour de Lomé II, où le chef de l’Etat décide du sort des dossiers au mépris de l’indépendance des magistrats ?

LAA : Est-ce vrai que le général était au courant de l’existence de votre texte depuis plusieurs semaines ? Ce qui expliquerait pourquoi il a tardé à vous démettre, alors que votre fronde remontait à plusieurs mois déjà…

Agbéyomé KODJO : Vous savez, depuis que j’ai refusé de signer la mise au point du comité central du RPT(Rassemblement du peuple togolais, au pouvoir), à l’analyse historique de Maurice PERE, toutes les cabales ont été organisées par des courtisans hostiles à ma position, pour brouiller mes relations avec le chef de l’Etat. Le Président, à qui je faisais part de mes soucis, m’assurait souvent qu’il allait arranger les choses, mais je ne voyais pas de perspectives de résolution de ces problèmes pourtant simples. J’ai donc décidé de préparer ma démission en rédigeant un document intitulé Les Raisons d’une démission. Je ne crois pas que le chef de l’Etat ait été mis au courant de mon initiative de prendre le peuple à témoin des obstacles érigés sur mon parcours, pour contrecarrer l’action de mon gouvernement.
Je connais très bien le Président Eyadema, s’il avait été au courant, il aurait tout fait pour en empêcher la publication. Tous ont été pris de court. Dans mon esprit, ce document est une contribution à la sortie de crise au Togo.

LAA : Vous avez rendu votre texte public en étant encore sur le territoire togolais. Cela signifierait-il que Eyadéma ne fait plus peur?

Agbéyomé KODJO : J’étais disposé à répondre devant n’importe quelle instance à toutes les questions qui me seraient posées sur ce texte intitulé « Il est temps d’espérer ». Le document a été rendu public le 27 juin 2002, mais j’ai été contraint, pour préserver ma vie de quitter Lomé le 30 juin 2002. J’étais prêt à assumer mon acte.

LAA : Quand on découvre les pratiques économiques du général telles que vous les décrivez, on a le sentiment que le Togo est, au mieux, un État sauvage, sinon un régime mafieux. Faut-il être Premier ministre pour savoir tout cela?

Agbéyomé KODJO : Je puis vous affirmer, avec des exemples précis à l’appui, que mon récit ne m’a jamais été révélé par qui que ce soit avant ma prise de fonction en tant que Premier ministre. Combien sont-ils, autour du général, à savoir qu’ils sont tout simplement utilisés pour des objectifs qu’ils ignorent ? A la cour de Louisianais, c’est la loi de silence absolu. Le Président n’ayant directement affaire qu’à ceux qui exécutent sa volonté et ses désirs. Ceux qui ont été utilisés à ses basses besognes se connaissent, et ils sont incapables d’apporter le moindre démenti aux dérives dénoncées dans mon texte. La vérité est que notre pays a été mis en coupe réglée, victime d’une prévarication insoupçonnée dans un pays pauvre, exposé, qui plus est, à de dures sanctions économiques par la faute de ses dirigeants. Ma position de chef de gouvernement sans pouvoir de décision, doublée de ma formation comptable et d’économiste sachant faire des analyses financières des dossiers économiques, m’a permis de découvrir l’immensité de cette prévarication.

LAA : En des termes très clairs, vous suggérez que le général ne se soucie aucunement du sort de la population, puisqu’il refuse de payer les salaires et les pensions, renonce délibérément à respecter les engagements les plus élémentaires de l’État pour faciliter le déblocage des rares financements auxquels le pays peut encore prétendre. N’est-ce pas, pour vous et vos camarades qui l’entourent, un échec personnel de ne même pas pouvoir raisonner cet homme?

Agbéyomé KODJO : Oui, c’est un échec pour nous, surtout pour nos aînés en qui nous avions confiance et qui ont laissé ce système s’incruster, se développer dans notre pays, au mépris des intérêts des travailleurs
Comment peut-on dire aujourd’hui, sans avoir la nausée, que la toute-puissante caisse nationale de sécurité sociale ne peut même pas payer les maigres allocations familiales aux familles démunies, alors qu’au même moment, le montant cumulé des avances de cette institution à l’Etat s’élève à plus de 76 milliards de fracs CFA.
Comment peut-on sacrifier le paiement des retraités et continuer par accuser la transition, qui n’a duré que douze mois, d’être à l’origine des difficultés financières du pays ? Ce type de discours poursuit deux objectifs cyniques : détourner l’attention des Togolais de la prévarication institutionnelle et décrédibiliser l’opposition.

LAA : D’autres économistes comme vous, tel Barry Moussa BARQUE, passent pour des personnalités solides. Comment est-il possible que tout ce monde ait renoncé, depuis plus de trois décennies, à dire au général que le monde évolue ?

Agbéyomé KODJO : Le système mis en place au Togo est si pervers que les esprits les plus brillants et les plus avisés finissent par sombrer dans la médiocrité et l’égoïsme. Beaucoup de personnes de notre génération et des générations précédentes sont victimes d’un syndrome culturel qui diminue leur capacité de résistance face à l’arbitraire et à l’injustice.

LAA : En tant que directeur général du Port Autonome Lomé, vous avez, vous aussi, alimenté la pratique maffieuse en livrant régulièrement une bonne partie de vos recettes directement au général. Beaucoup disent que le système fonctionne parce qu’il offre aux responsables des offices et sociétés d’État l’occasion de se servir eux-mêmes. Voilà d’ailleurs pourquoi le régime vous menace de poursuites pour détournements

Agbéyomé KODJO : Dans notre pays, quand on veut tuer son chien, on ne manque pas d’arguments. Mes accusateurs ont peut-être la mémoire courte et font abstraction des travaux que nous avons réalisés dans des conditions très difficiles au port, et qui furent appréciés par nos procureurs d’aujourd’hui. A l’époque où j’ai pris mes fonctions, les séquelles de la grève générale illimitée étaient encore prégnantes sur l’ensemble de l’économie nationale, notamment sur les activités portuaires. Nous restions plusieurs mois sans un seul navire à quai. Nous avons, avec un groupe de cadres très compétents de cette institution, procédé au diagnostic des forces et faiblesses de l’entreprise et nous avons bâti un plan d’urgence de redressement.
Il faut, pour l’histoire, rappeler que la gestion financière de cette entreprise est assurée par le cabinet allemand Treu Arbat dont le représentant permanent au port assurait la direction financière de l’établissement.
Nous étions partis avec un chiffre d’affaires de 3 milliards de francs CFA pour un résultat net comptable de 3,5 milliards de perte, fin 1993. Rappelons que les cinq dernières années qui ont précédé notre prise de fonction, la perte cumulée du port de Lomé dépassait la modique somme de 6 milliards. Cela donne une idée de la situation de l’entreprise et de la qualité de gestion de mes prédécesseurs, dont un des plus illustres s’appelle Moussa Barry BARQUE, resté en poste pendant quatorze ans. Au total, mon passage au port de Lomé a été marqué et reconnu tant à l’intérieur du Togo qu’à l’extérieur. Pour ma part j’ai servi la République avec honnêteté et civisme. Je n’ai jamais donné un centime à une formation de l’opposition et je souhaiterais qu’on puisse me porter la contradiction. En revanche, je ne serai pas aussi tranché avec le parti au pouvoir ainsi qu’avec les hommes qui l’incarnent.

LAA : Vous dénoncez les tortures infligées par un des fils du chef de l’État dans un camp militaire, dans le nord du Togo. Reconnaissez-vous aujourd’hui que ce régime a toujours torturé et tué ceux que le général pouvait considérer comme représentant un danger pour lui?

Agbéyomé KODJO : Vous connaissez les méthodes de ce régime autant que moi. Vous savez que la déclaration historique de Maurice Péré appelant à une réforme du fonctionnement du Parti a fait beaucoup de victimes.
Sous prétexte que certains jeunes de la localité de mon compagnon et frère sont soupçonnés d’avoir écrit un tract invitant les jeunes à soutenir son initiative réformatrice, ces jeunes ont été appréhendés et conduits au Camp Langea. Là, sous le commandement de Ernest Gnassingbé, ils ont reçu des traitements inhumains et dégradants qui rivalisent avec les méthodes des bourreaux nazis.
Le journal « La Tribune du Peuple »(hebdomadaire paraissant à Lomé) a décrit par le menu les différents types de tortures infligées à ces jeunes. Ces tortures sont connues sous le nom de «piscine », «salle d’attente », «Boulevard du 13 Janvier», etc.

Vous passez pour un bon chrétien et, par certains de vos engagements, pour un humaniste. Comment peut-on tenir un quart de siècle dans un tel système?

Je crois que beaucoup de nos compatriotes sont chrétiens. Il faut leur demander comment il ont pu soutenir ce régime depuis plus de trois décennies. La dictature se nourrit de la peur et de la compromission. Ceux qui pensent qu’il y a un autre chemin à suivre pour offrir de meilleures conditions de vie à nos populations doivent accepter de souffrir, de tout perdre, et même leur vie. A partir de ce moment les conditions de l’alternance pourront être réunies.

Propos recueillis par Jean-Baptiste PLACCA