Chronique (1)
Par Jean-Baptiste Placca (2)
Au milieu des protestations, des manifestations de joie, de colère ou de détresse qui ont ponctué les réactions au « non » du peuple français au traité constitutionnel européen, une phrase d’un député a été perçue, par beaucoup d’Africains, comme un cri du cœur, juste : « La France souffre trop. Il faut qu’il s’en aille ! »
« Il », c’est naturellement l’initiateur de ce référendum, Jacques Chirac, que nombre d’électeurs ont cru sanctionner en envoyant à l’Europe ce qu’un débatteur a qualifié de « balle perdue ». Il reste que, vu d’Afrique, on se demande si l’intéressé a réellement pris la mesure de la part de message personnel que comporte le « non » de ses concitoyens.
Jusqu’à quel point doit-on être désavoué pour s’en aller de soi-même, quand bien même l’enjeu du scrutin ne concernerait pas directement son mandat ? Que commande la décence dans un cas comme celui-là ? Les réponses à ces interrogations intéressent l’Afrique, où les dirigeants s’affranchissent en permanence de l’opinion et des choix électoraux de leurs concitoyens. Est-ce un hasard si les despotes pesant sur le destin de ce continent sont, pour la plupart, les amis personnels de ce même Jacques Chirac qui décrétait, il y a à peine quinze ans, que la démocratie n’était pas bonne pour l’Afrique ?
Les Français ne le savent peut-être pas, mais leur président est un homme très puissant en Afrique. Il exerce une réelle influence sur nombre de chefs d’Etat du continent qu’il soutient. Et certains s’appuient ouvertement sur son soutien pour contrarier la soif de démocratie de leur peuple.
Le dernier ainsi légitimé par l’Elysée est Faure Gnassingbé, tout nouveau dictateur du Togo. Il est l’héritier de Gnassingbé Eyadéma, tyran sanguinaire qui a régné sur ce pays pendant trente-huit ans, et dont Jacques Chirac a salué la mémoire, le 5 février dernier, en déclarant qu’il était un « ami personnel ». Il n’en a pas fallu davantage pour que le fils, en violation d’une Constitution déjà bien malmenée par son père, se saisisse du pouvoir. Comme autrefois Jean-Claude Duvalier en Haïti, Bébé Tyran succède à Papa Tyran au Togo.
Sous la pression internationale, il consentira à se retirer deux mois, le temps d’organiser un simulacre d’élection. Le soir du scrutin, des militaires emportent les urnes, devant les caméras du monde entier. C’est le moment que choisit Paris pour se réjouir du « bon déroulement » du scrutin. Tonton Chirac, dans la foulée, félicite le fils de son ami pour son… élection, alors que le Parlement européen, comme les principaux partis de l’opposition en France, dénonce la fraude. Même Nicolas Sarkozy dira qu’il n’y a pas lieu de se féliciter d’une telle mascarade. La répression post-électorale fait quelque 800 morts. Rapporté à la population française, cela équivaut à 14 000 morts. Près de 30 000 Togolais prennent le chemin de l’exil. C’est comme si 510 000 citoyens français se réfugiaient à l’étranger. Sur les morts comme sur les exilés, la France officielle ne s’émeut guère.
Et pourtant, si Jacques Chirac réclamait des élections libres et transparentes au Togo, s’il voulait la démocratie pour ce pays, le petit dictateur plierait. C’est que l’on appelle faire un bon usage de son influence. Le contraire relève d’une capacité de nuisance qu’il ne faut ni surestimer ni sous-estimer.
Les amis africains (chefs d’Etat) de Jacques Chirac se chargent, au risque du peu de crédibilité qu’il leur reste, de consolider le pouvoir de Bébé Tyran. Les populations africaines, d’un bout à l’autre du continent, s’indignent. Le président de la Commission de l’Union africaine lui-même pose la question de la légitimité d’un tel pouvoir. Mais Olusegun Obasanjo, chef de l’Etat nigérian et président en exercice de l’Union africaine, de retour d’une visite officielle à… Paris, désavoue le président de la Commission et décrète que ce pouvoir est bel et bien légitime.
Devant tant d’indignité, on a envie de dire, à la suite du député français : l’Afrique aussi souffre beaucoup ! Il faut vraiment que Chirac s’en aille.
(1) Cette chronique est parue dans le n° 37168 du quotidien français La Croix, le vendredi 17 juin 2005.
(2) L’auteur est journaliste, fondateur du magazine L’Autre Afrique.
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