Par Sénouvo Agbota Zinsou
Les Togolais s’interrogent, échangent, parlent, écrivent sur ce qui s’est passé, sur l’échec et c’est normal. Il faut bien appeler ce qui s’est passé, surtout depuis le 14 octobre, échec, car on ne peut parler de succès quand après près de 17 ans de lutte pour la démocratie, on se retrouve avec un régime monarchique presque légitime. Tout est dans ce « presque ». Mais nous y reviendrons. En l’absence totale ou face aux raccourcis de l’autocritique et parfois même à l’indécence des exercices d’autojustification, pire au ridicule de l’auto-victimisation auxquels se livrent nos dirigeants de l’opposition, que nous reste-t-il à faire, surtout à nous qui les avions suivis et qui leur avions accordé notre confiance à un moment donné? Des spéculations, des critiques de leurs méthodes, de leurs stratégies ou absence de stratégies, des développements plus ou moins justes sur leur psychologie, sur leurs histoires personnelles ou familiales, des règlements de compte, des attaques personnelles… cela va jusqu’à des accusations. Je prendrai la plus grave de ces accusations: ces dirigeants auraient conduit les Togolais à l’abattoir.
Le problème, c’est que (il faut peut-être mettre cela sur le compte de l’amertume de l’échec) nous risquons de faire le jeu du camp d’en face, de transformer les vrais bouchers en innocents. C’est là qu’il nous faut éviter des jugements d’autorité (laquelle autorité nous volons au peuple togolais souverain ou à l’Histoire), là qu’il nous faut faire preuve de nuancement. Si la question m’était posée de savoir si les dirigeants de l’opposition avaient raison ou non d’appeler les Togolais à manifester contre un régime qu’ils n’acceptent pas, je répondrais oui, car ce droit est reconnu à tous dans tout pays démocratique; et il fallait bien des citoyens pour prendre l’initiative d’appeler à l’exercice de ce droit. Sur ce plan, tous les appels à des manifestations ne se sont pas soldés par des échecs: l’exemple le plus marquant dans l’histoire de notre pays est la Conférence nationale souveraine que nous devons, non pas à la générosité et à la bienveillance d’Eyadema, mais à une série de manifestations du peuple contre la dictature. Si la question m’était posée de savoir ce que les dirigeants visaient avec la création des partis, avec chaque appel à la mobilisation et à la manifestation, je serais moins à l’aise pour répondre: leurs buts personnels de pouvoir, de popularité, l’assouvissement de leur vengeances personnelles contre Eyadema et son régime ou la démocratie, rien que la démocratie? Si la question était de savoir si ces dirigeants mesuraient les risques qu’ils prenaient et faisaient prendre à la population en l’appelant à manifester, je répondrais oui, car, au moins d’expérience, ils connaissent bien la brutalité de nos forces armées et savent qu’elles ont la gâchette facile. Dans ces conditions, était-il raisonnable d’appeler à affronter ces forces de l’ordre les mains nues? C’est aux dirigeants de répondre en responsables à cette question. Je ne pourrais répondre sans nuance à la question de savoir si les dirigeants partageaient ces risques avec la population, car s’il est vrai qu’on ne les a pas toujours vus là où il fallait être pour diriger le combat, là où les balles crépitaient, il est vrai aussi que certains dirigeants sont morts en martyrs comme Tavio Amorin et Marc Atidépé, que Gilchrist Olympio a été victime d’un attentat dans lequel il a failli perdre la vie à Soudou, que certains chefs de partis étaient au HCR dont les membres auraient pu mourir quand ils avaient été pris en otages par les militaires, que certains ont pris des risques au mépris de leur sécurité et de leur vie, que certains ont été molestés… Même Koffigoh, considéré par beaucoup comme le premier dirigeant à avoir trahi, a subi l’assaut des militaires, d’une façon terrible. Je répondrais aussi avec nuance à la question de savoir si les dirigeants de l’opposition voulaient chacun récupérer les effets de la mobilisation pour accéder à des postes. Mon malaise est d’autant plus grand quand je pense que certains se sont servis de leurs positions de chefs de partis ou de combattants de première ligne de la démocratie comme d’une échelle pour grimper aux fauteuils de premiers ministres et de ministres. Une dernière question dans cette série qui me paraît primordiale: cela a-t-il encore un sens aujourd’hui ou demain d’appeler le peuple à manifester contre le régime? Oui, à condition que ceux qui prennent la responsabilité de lancer ce genre d’appel aient fait la preuve qu’ils ont mûrement réfléchi à des sorties de crise qui ne soient ni leur propre « collaboration » avec ce même régime qu’ils prétendent combattre, ni surtout des massacres inutiles de population et l’exil massif de militants de la démocratie.
L’autre accusation, c’est que ces chefs de l’opposition auraient instauré, pratiqué et utilisé le régionalisme ou le tribalisme. Pour être franc, je dirai qu’il m’est arrivé d’entendre, dans les milieux dits de l’opposition, des propos du genre: « Il faut que tel poste revienne à notre région », « Il faut penser à l’équilibre régional », il m’est arrivé d’entendre des gens se plaindre qu’il n’y ait pas de membre de leur tribu ou de ressortissant de leur région dans le gouvernement, dans telle administration, dans le bureau de telle association… Jusqu’à quel point ces considérations de fierté régionale ou ethnique sont-elles légitimes, c’est-à-dire humainement compréhensibles, et à partir de quel point elles sont nuisibles à la construction de la nation? Difficile à dire. Mais, un fait de discrimination flagrante, institutionnelle et actuelle est sous nos yeux: le découpage électoral qui accorde à certaines localités 1 député pour 10.000 électeurs et impose à d’autres 100.000 électeurs pour le même nombre de député. Cela, humainement est inacceptable. Des textes de ce genre n’ont existé que dans des systèmes comme celui de l’Afrique du Sud de l’apartheid. On nous dit aujourd’hui que l’Union européenne demande un nouveau découpage électoral au Togo. Peut-on jurer que l’Union européenne – pour appeler un chat un chat – Louis Michel qui a tant vanté le caractère démocratique, transparent et équitable en plus, des dernières législatives, ne connaissait pas ce découpage? Et qui l’a mis en place, ce découpage électoral? Qui l’a défendu bec et ongles? Qui, complice passif, l’a accepté? C’est là qu’il faut, à mon humble avis, chercher les vraies responsabilités des divisions actuelles et futures et par conséquent des conflits au sein de la société togolaise.
Nul ne saurait mettre sur la même balance, la gravité de cette mesure fabriquée exprès par le pouvoir pour compter une majorité confortable de sièges à l’Assemblée nationale, et certaines petites boutades ayant trait à l’origine, à la langue, au village, aux coutumes des Togolais, boutades que parfois l’on échange gentiment, sans complexe aucun, même entre membres d’une même famille: que l’on appelle certains ressortissants d’un village des Togodoto ( gens venus de l’autre rive du fleuve) ou que l’on appelle les Pédah des 2×5 (allusion à leurs marques rituelles), cela n’empêche pas ceux qui les appellent ainsi d’appartenir aux mêmes familles qu’eux. Quand on dit à quelqu’un qu’il est Watsi (en fait Notsè, par référence à la ville d’origine de tous les peuplements éwé), cela n’empêche pas que dans beaucoup de familles togolaises, le père est Watsi et la mère Mina (Guin) ou vice versa. Et il y a des citoyens togolais, de coutume watsi, pédah, plah, yoruba ou adja, intégrés en milieu mina depuis des décennies ou des siècles qui n’ont jamais, par option et par tradition familiales, parlé une autre langue que le mina. De même, il y a à Sokodé par exemple, des familles mina, watsi etc., qui ne parlent couramment que le kotokoli, même si les vrais Kotokoli les distinguent comme des Anloua (en fait les Anlo, ne sont-ils pas d’abord les Éwé des bords de la Volta?)
Ne prenons pas des vessies pour des lanternes. Ne déplaçons pas le débat de là où il se trouve réellement: il y a des gens qui ont commis des crimes au Togo, de vrais bouchers qu’il ne faut pas confondre avec ceux qui ont, certes de manière parfois irresponsable et sans stratégie véritable, appelé les populations à manifester contre un pouvoir oppresseur. Il y a ceux qui ont institué la division du pays pour accéder au pouvoir et le conserver, à ne pas confondre avec ceux qui usent simplement de boutades ayant trait aux coutumes ou à l’ethnie. Bien entendu, les propos à caractère tribaliste réellement blessants doivent être combattus, mais leur gravité n’est pas à comparer avec l’utilisation de l’instrument de la division dans les institutions et les textes officiels.
Avant la nomination de Komlan Mally au poste de Premier Ministre, on a pu parler de l’hostilité de Gilchrist Olympio à l’égard d’Agboyibo que le fils d’Eyadema aurait bien voulu reconduire dans ses fonctions. Voudrait-on insinuer par-là que cette hostilité est due au fait que Olympio soit Mina (ou apparenté) et Agboyibo Watsi? Cette hostilité est peut-être une réalité, mais qu’en savons-nous? Gilchrist, bien sûr, n’est pas le Christ du Togo et il est loin d’être un saint. On pourrait lui reprocher et on lui reproche beaucoup de choses: il a, bien sûr, sa part de responsabilité dans le drame togolais. Mais, c’est trop facile de dire ou de faire dire que c’est le diktat de Gilchrist Olympio qui empêche la nomination d’un Premier Ministre, la réconciliation entre les Togolais, qui fait obstacle à la paix au Togo, etc. À ceux qui croient à cette idée que Agboyibo serait l’homme du consensus et qui la prônent, ceux qui n’y croient pas pourraient rétorquer que nous avons déjà vu Agboyibo, homme du consensus: il a dirigé les travaux qui ont abouti à l’APG, lequel APG a conduit à la reconquête du pouvoir par le clan Gnassingbé. Est-ce ce type de consensus que les Togolais souhaitent?
Dans les années 80, années de gloire d’Eyadema, nous avons entendu des membres du gouvernement et des responsables du RPT que dévorait un zèle volontairement époustouflant et que brûlait une passion plutôt feinte et intéressée qu’aveugle à soutenir le « Guide », débiter des discours d’une simplicité assommante dans lesquels certaines familles togolaises étaient baptisées « afro-brésiliennes », d’origine extra-africaine, (la contradiction ne sautait pas à leurs yeux), en l’occurrence les de Souza et les Olympio, parce que des membres de ces familles auraient trempé dans un complot ourdi contre le « Timonier national ». Le pire, c’était qu’on avait voulu entraîner nos populations dans cette phobie et cette indexation des de Souza et des Olympio en organisant à cet effet ce qu’on appelait alors des « manifestations monstres ». Je suppose qu’aujourd’hui, aucun Togolais ne serait plus prêt à se laisser entraîner, pour quelque cause que ce soit, par ce genre de discours et dans ce genre de manifestation qui devraient nous faire honte à tous. Cependant, quand on a vécu cela et qu’on sait que les méthodes ou plutôt les recettes du clan Gnassingbé ne changent guère, on doit être vigilant. Le plus grand problème du Togo n’est pas une querelle entre Gilchrist Olympio et Yaovi Agboyibo, pas plus qu’il n’est celui d’une opposition entre Watsi et Mina, ou entre Kabye et Akposso. C’est celui d’un pouvoir qui souhaite que les divisions et les querelles se perpétuent tant qu’elles le servent.
Il faut remarquer qu’en nommant le Premier Ministre au sein du RPT, Faure Gnassingbé n’a fait que respecter la Constitution de 1992 votée par référendum, cette même Constitution que son père et lui-même ont tant de fois modifiée, tant de fois bafouée quand cela leur paraissait nécessaire pour conserver le pouvoir. Qu’avait-il besoin de l’avis d’Olympio pour respecter la Constitution, si toutefois il voulait la respecter? Par esprit de consensus, d’ouverture? Croire qu’Agboyibo est l’homme du consensus qui pourrait réaliser la réconciliation de tous les Togolais est peut-être l’avis de certains, mais certainement pas celui de tous. Cependant, si cela était l’avis, la conviction de Faure Gnassingbé et s’il est sincère avec lui-même, pourquoi ne l’a-t-il finalement pas nommé? La réalité cachée derrière toutes les tractations et les rumeurs de tractations pour la nomination d’un Premier ministre et avant cela, cachée derrière l’APG, est celle d’un pouvoir illégitime en quête de légitimité, mais qui en même temps veut payer cette légitimité le moins cher possible, pour lui, sans vraiment s’inquiéter de ce que cela coûte à la nation: la division et l’opposition des régions, des partis et des hommes entre eux. Ne nous y laissons pas prendre encore une fois.
Allemagne, 12 décembre 2007
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