28/03/2024

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Togo : un port en eaux troubles

LOMÉ (TOGO) ENVOYÉ SPÉCIAL

On s’amuse bien, au Mandingue, ce club de jazz caché dans une rue poussiéreuse de Lomé. On y croise de jeunes et jolies filles, des caciques du régime togolais, des diplomates, quelques hommes d’affaires. Parfois, les vendredis soir, le ministre conseiller du président togolais, Faure Gnassingbé, le juriste français Charles Debbasch, vient s’asseoir au piano, immortel interprète de Patapata, de Miriam Makeba.

Forcément, entre deux gorgées de Flag, la bière locale, les conversations portent de temps à autre sur l’affaire du port de Lomé et le duel Vincent Bolloré-Jacques Dupuydauby. L’histoire d’un combat acharné entre deux hommes, associés puis ennemis. L’enjeu ? Rien de moins que le contrôle des ports d’Afrique de l’Ouest. Lomé, c’est un port en eaux profondes, une rareté dans la région, et la porte d’entrée vers le Burkina Faso, le Niger et le Mali…

Au Togo, Vincent Bolloré vient de remporter la dernière bataille judiciaire. Evincé, Jacques Dupuydauby ne décolère pas. Pour lui, c’est sûr, Vincent Bolloré a usé de son amitié avec Nicolas Sarkozy pour influer sur le pouvoir togolais et obtenir un jugement favorable. Mais le président Faure Gnassingbé, au pouvoir depuis le décès de son père, le général Eyadéma, en 2005, n’a-t-il pas simplement voulu s’attirer les bonnes grâces de la France, à l’approche de l’élection présidentielle de 2010, en précédant les désirs de M. Sarkozy ?

Ce qui est sûr, c’est que l’homme d’affaires Jacques Dupuydauby a déplu, un jour, au clan présidentiel togolais. Il faut dire que, souvent, il est de mauvaise humeur. On ne va pas refaire ce gaulliste invétéré de 63 ans, qui fut le bras droit de Francis Bouygues. « J’aime la guerre », lâche-t-il, de son bureau, à Séville, en Espagne. Depuis qu’il est l’objet d’un mandat d’arrêt international, délivré le 27 mai par la justice togolaise, il ne fait pas bon l’asticoter.

D’un côté, un industriel, Vincent Bolloré, qui pèse 1,4 milliard d’euros de chiffre d’affaires en Afrique, 20 000 salariés présents dans 41 pays. Sa stratégie : emporter la gestion des principaux ports du continent. Il y est parvenu à Douala, au Cameroun, au prix d’une bataille judiciaire intense, déjà contre M. Dupuydauby. Une information judiciaire ouverte pour « favoritisme et corruption » sur l’initiative de M. Dupuydauby est toujours en cours, mais les citations adressées à M. Bolloré de comparaître comme témoin ne sont jamais parvenues jusqu’à Paris. Il gère aussi les ports d’Abidjan (Côte d’Ivoire), de Lagos (Nigeria), de Cotonou (Bénin) et de Pointe-Noire (République du Congo).

De l’autre, une société, Progosa, créée par M. Dupuydauby, qui compte dans ses rangs l’ancien ambassadeur Michel Dupuch, conseiller Afrique à l’Elysée du temps de Jacques Chirac, ou Rémy Chardon, ancien directeur de cabinet de Jacques Chirac à la Mairie de Paris. Brigitte Girardin, l’ex-ministre à la coopération de Jacques Chirac, vient de quitter Progosa. Cette société était fortement implantée à Lomé, où elle escomptait même obtenir la création d’un troisième quai dans le port. Il lui reste aujourd’hui des intérêts en Libye.

M. Dupuydauby paie-t-il, comme il le soutient, ses sympathies politiques ? Ce n’est pas l’opinion du procureur de Lomé, Robert Bakai, qui exhibe les mandats d’arrêt émis à l’encontre de M. Dupuydauby, de son fils et d’un responsable de son groupe, Gérard Perrier. M.Bakai – qui n’engage que lui – n’en démord pas : « M. Dupuydauby a volé M. Bolloré, et il s’est soustrait à la justice, alors que nous avons découvert ses détournements de fonds et ses escroqueries. Qu’il ne vienne pas dire que la justice est manipulée ! Il a pris la fuite en détruisant des documents. Je n’ai reçu aucun ordre du gouvernement, même si toutes les décisions rendues dans ce dossier, depuis 2006, ont été favorables à M. Bolloré. »

Le contentieux est simple. Jacques Dupuydauby et Vincent Bolloré ont travaillé ensemble dès 1999. Très introduit en Afrique, en particulier au Togo, M. Dupuydauby fait valoir son entregent auprès de l’industriel breton, qui lui octroie 30 000 euros par mois. A travers sa société espagnole, Progosa, M. Dupuydauby obtient dès 2001 des contrats de manutention sur le port de Lomé, attribués aux entreprises SE2M et SE3M, dont le financement a été assuré par M. Bolloré. « L’argent qui a été mis dans ces sociétés, c’est celui que me devait M. Bolloré, soutient M. Dupuydauby. Je connaissais depuis 1977 le général Eyadéma, nous n’avons versé aucun centime pour obtenir nos licences, mais le président togolais ne voulait en aucun cas que M. Bolloré soit visible sur son port. »

L’affaire est vite florissante. Au point que M. Dupuydauby finit par organiser, selon ses détracteurs, un véritable hold-up : il fait rapatrier les actifs des sociétés togolaises, avancés par M. Bolloré, dans des entreprises de droit luxembourgeois à son nom, créées pour l’occasion. M. Bolloré – qui n’a pas souhaité s’exprimer – n’apprécie pas le procédé, il dépose des plaintes de tous côtés. En Espagne, mais aussi au Togo où, dès 2006, une première décision annule la cession des titres. La cour d’appel est saisie. Il faudra attendre trois ans avant qu’elle ne se prononce, le 28 mai. Parallèlement, le fisc togolais réclame de grosses sommes d’argent à M. Dupuydauby, qui s’estime piégé.

Les basses manoeuvres n’ont pas manqué dans ce dossier. Comme en 2006, quand des cadres du groupe Bolloré sont interpellés à Lomé, suspectés, sans preuves, d’avoir voulu corrompre des magistrats. En 2005, c’est le détective privé Patrick Baptendier, ex-gendarme, qui avait été sollicité par la société de sécurité GEOS, afin d’obtenir des renseignements sur le duo Perrier-Dupuydauby. « La demande venait de Vincent Bolloré en personne, se rappelle M. Baptendier. J’ai appelé mon contact à la DST (ex-service de contre-espionnage) qui m’a fourni de nombreux renseignements : plaques d’immatriculation, casiers judiciaires… »

Dans l’entourage de M.Bolloré, on confirme avoir lancé une enquête. « Mais il s’agissait de vérifier la solvabilité de M. Dupuydauby », assure Me Olivier Baratelli, avocat du groupe Bolloré. Reste que les renseignements sont transmis aux opérateurs de Bolloré au Togo, qui tentent de convaincre quelques journalistes de publier des informations sur Gérard Perrier, le bras droit de Jacques Dupuydauby. Plusieurs journalistes refusent le procédé. Comme Augustin Assiobo, chef de tribu et patron de l’hebdomadaire Tingo-Tingo, proche de Progosa : « Les représentants du groupe Bolloré voulaient que je publie ça, moi je voulais vérifier ces infos », dit-il.

Quoi qu’il en soit, le jugement de la cour d’appel tombe et il est favorable à M. Bolloré. Sur le point d’être interpellé, M. Dupuydauby quitte le continent en toute hâte. « Les foudres de M. Bolloré se sont déchaînées », lâche-t-il. Depuis, l’affaire fait les gros titres de la presse togolaise. D’autant que M. Dupuydauby tient désormais un blog. Il y affirme, par exemple, qu’il rémunérait Charles Debbasch, le tout-puissant conseiller présidentiel, ex-président de la faculté d’Aix-Marseille, condamné par la cour d’appel d’Aix-en-Provence, en 2005, à deux ans de prison pour détournement de fonds dans l’affaire Vasarely. Sur le blog, des factures signées par le juriste sont produites. « Nous lui avions fait une forme d’abonnement, il était devenu notre avocat, explique M. Dupuydauby, on a dépensé énormément d’argent… on a fini par lui couper les vivres. » M. Debbasch – qui a décliné une proposition de rencontre – a-t-il pu décréter la disgrâce de M. Dupuydauby ? « Ce genre de chose (le retournement de la présidence en faveur de M. Bolloré) peut difficilement se faire sans l’accord tacite de Debbasch », fulmine l’homme d’affaires.

Mais, pour lui, M. Bolloré aurait aussi usé de ses bonnes relations avec l’Elysée pour le supplanter. Le président Faure Gnassingbé a rencontré Nicolas Sarkozy au moins à deux reprises. La première, lors du sommet de Lisbonne, en décembre 2007, il ne fut question, d’après les notes diplomatiques prises à cette occasion, que de macro-économie, de dettes et de… Charles Debbasch, qualifié par M. Sarkozy de « mercenaire » appartenant à une « époque révolue ». Rien sur le port de Lomé, d’après le Quai d’Orsay, où l’on affirme n’avoir « reçu aucune instruction à ce sujet, (…) nous ne sommes soumis à aucun diktat ».

La France, sans se bercer d’illusions, soutient le régime en place. En novembre 2008, un autre rendez-vous est organisé à Paris entre l’Elysée et M. Gnassingbé, par l’intermédiaire de l’avocat Robert Bourgi. Claude Guéant, le secrétaire général de l’Elysée, rend visite au président togolais, qui séjourne à l’Hôtel Bristol. « J’imagine difficilement le président ou M. Guéant intervenir dans ce dossier du port de Lomé », indique M. Bourgi. Le port de Lomé est géré par une structure autonome togolaise. Plusieurs opérateurs se partagent le marché de la manutention. Ici, pas de monopole Bolloré. Il faut, disent les observateurs, aller dénicher la clé de l’affaire Bolloré-Dupuydauby dans le marigot de la politique togolaise. « C’est un régime corrompu, soutient l’ex-premier ministre Yao Agboyibo. Quand j’étais au gouvernement, le contact avec les investisseurs m’échappait systématiquement… » Candidat à l’élection présidentielle de février 2010, l’ancien secrétaire d’Etat franco-togolais Kofi Yamgnane a une certitude : « Le Port autonome de Lomé est la vache à lait de ce pays, dit-il. Faure (le président togolais) veut récupérer Bolloré pour financer sa prochaine campagne… »

Gérard Davet