TRIBUNE LIBRE
par Sénouvo Agbota Zinsou
Ça y est, sous la présidence du « Chef de l’Etat », vont commencer les consultations en vue du lancement du processus « Vérité et Réconciliation », à l’initiative (pour mieux dire, avec la caution souhaitée) du Haut Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme. Qui donc n’aime pas ces idéaux, ou plutôt ces mots: Vérité, Justice, Réconciliation…? Et ne les clame pas? Du bout des lèvres. Et tout naturellement, l’anathème sera lancé contre ceux qui ne veulent pas les voir mélangés dans toutes les sauces, par ceux qui font semblant d’y croire, accommodés et assaisonnés à leur goût.
Or, nous étions un certain nombre de citoyens togolais à nous être interrogés à ce sujet à la veille des élections législatives prévues d’abord pour juillet-août 2007 et qui ont eu lieu en octobre 2007, un certain nombre de Togolais à avoir souhaité un débat sur ce sujet, à prévoir que ce serait l’étape suivante, ultime sûrement, dans la réalisation du vaste plan de pérennisation du régime monarchique des Gnassingbé, contre la volonté du peuple togolais.
« Vous les reconnaîtrez à leurs fruits », dit l’Évangile. Quels fruits ont produits et produisent ceux qui nous prêchent la Vérité et la Réconciliation? Ceux qui sont assis sur le crime, le mensonge, la tricherie, la fraude… Peut-on donc si facilement se moquer du peuple togolais, insulter son intelligence?
On veut nous faire admettre que les violences politiques ont commencé en 1958, en tout cas c’est ce que laisse croire la formulation de la tâche assignée à la commission des investigations sur ces violences. Au regard de l’Histoire, c’est un mensonge et par rapport au respect dû au peuple togolais, c’est une première insulte, une tentative inavouée d’amalgamer toutes les violences et en même temps d’en effacer certaines. Par quoi peut-on justifier ce choix de l’année 1958, comme année de départ pour les investigations? Si l’on nous répond que c’est l’année de l’accession du Togo à l’autonomie interne, c’est que l’on veut signifier que le Togo était déjà cette année-là, dirigé par un gouvernement présidé par Nicolas Grunitzky, avant le vote du 27 avril qui avait permis à Sylvanus Olympio de devenir Premier ministre à sa place. Opposer les deux illustres hommes d’État togolais morts, rien de plus simple. La tactique? Voilà des anciens partisans du parti du Progrès et ceux du Comité de l’Unité Togolaise (indépendantistes) ou leurs descendants en train de se régler leur compte réciproquement. La manœuvre est belle, pour oublier l’essentiel, le vrai départ de la vraie violence: l’assassinat du 13 janvier 1963 sur lequel nous ne reviendrons pas.
Mais, une question: sortira-t-on vraiment le dossier du 13 janvier, même si des puissances étrangères (la France, soupçonnée en premier lieu) y sont impliquées? Si la réponse est non, nous pouvons déjà connaître la couleur de la vérité que l’on s’apprête à nous servir. La tactique du recours à 1958, c’est aussi (là c’est vraiment écœurant!), que l’on va tenter de faire du 27 avril, date de la victoire du peuple togolais sur le colonialisme, une date de malédiction pour certains Togolais. Le drame a-t-il commencé seulement cette année-là? Avant le 27 avril, avant cette date de la victoire, les tenants de l’indépendance avaient été persécutés par l’administration coloniale et son allié, le parti du Progrès: des chefs traditionnels destitués, arrêtés; des fonctionnaires limogés; des notables publiquement humiliés, condamnés à des travaux forcés dégradants; de simples militants des partis de l’indépendance battus dans la rue par des policiers et des gendarmes, parce qu’ils se rendaient à des meetings politiques ou en revenaient, ou encore parce qu’ils osaient narguer l’administration coloniale en criant en public: « Ablodé! »[1]. Et surtout, il y a eu des morts, victimes des balles des forces qui défendaient le pouvoir colonial. Nul ne peut nier qu’il y a eu des règlements de compte, donc des violences exercées notamment par les miliciens du parti vainqueur du vote du 27 avril, le CUT, appelés Ablodé-Sodja (policiers de l’Indépendance). Nul ne peut nier non plus que Olympio a fait arrêter certains de ses anciens camarades de lutte, notamment ceux de la JUVENTO, les Anani Santos, les Ben Apaloo, les Abalo Firmin… Aucun vrai démocrate, aucun honnête homme attaché aux Droits de l’Homme, ne saurait défendre Olympio sur ces actes, si l’argument du complot évoqué pour justifier ces emprisonnements se révélait mal fondé (ce que nous ne savons pas, ce que nous aurions dû savoir depuis longtemps si la recherche de la vérité était l’un des soucis premiers de nos autorités, quelles qu’elles aient été ou quelles qu’elles soient). Mais on croyait cette époque révolue depuis le 13 janvier 1963, date à laquelle Etienne Eyadema prétendait avoir libéré le Togo et inauguré un nouveau règne de réconciliation (le mot d’ordre du gouvernement issu du coup d’État confié aux soins de Nicolas Grunitzky et d’Antoine Méatchi, n’était-il pas « Union et Réconciliation Nationales »?) Cette vérité-là, celle des arrestations opérées sous Olympio réapparaîtra donc chaque fois que le régime Eyadema (père et fils s’entend) en aura besoin, pour justifier sa propre existence, et avec cela, justifier ses propres crimes contre le peuple togolais, ou au moins tenter l’amalgame: pendant la Conférence Nationale Souveraine, alors qu’à l’intérieur de l’hôtel du 2 Février, de nombreuses voix s’élevaient pour faire des révélations sur les atrocités du régime, timidement, mais insidieusement, l’on exposait, l’on faisait circuler à l’extérieur des documents écrits et des images (vrais ou faux) sur les conditions de vie des politiciens emprisonnés sous Olympio et libérés le 13 janvier 1963. La « concurrence » n’étant pas alors possible, le poids des témoignages vivants à l’intérieur et celui des documents diffusés à l’extérieur de l’hôtel ne suscitant, on s’en doute, pas la même émotion, le même type de condamnation, on peut dire que les tenants du régime attendaient tranquillement l’occasion favorable, le jour de leur retour en force, car ils ne s’avouaient pas définitivement vaincus, pour prendre leur revanche.
Leur heure a peut-être sonné. Mais, trois ordres de questions:
– peut-on citer un seul mort parmi les anciens politiciens arrêtés par Olympio? Ou des adversaires politiques d’Olympio sommairement abattus chez eux, dans la rue…? Et les survivants libérés le 13 janvier, qu’attendait le régime depuis plus de quarante ans pour les « apaiser » et les réhabiliter?
– et combien y a-t-il eu de morts dans les prisons et camps de torture d’Eyadema? Combien ont été abattus chez eux, dans la rue, à la campagne? Combien sont portés disparus?
– enfin, si Eyadema s’était employé pendant plus de 38 ans à « apaiser » les victimes, à les réconcilier avec leurs bourreaux, comme la propagande officielle l’a prétendu avant le déclenchement du processus démocratique, aurait-il donc échoué dans cette tâche primordiale et noble? Alors, à quoi a servi son long règne?
À moins de nous dire que c’est le gouvernement Grunitzky-Méatchi (1963-1967) qui aurait échoué dans la tâche qui lui avait été confiée par les militaires putschistes de réconcilier les Togolais: c’est d’ailleurs l’argument utilisé pour justifier le second coup d’État d’Eyadema perpétré le 13 janvier 1967 contre les deux hommes qui « voulaient s’éliminer l’un l’autre » (je cite de mémoire le discours officiel de la proclamation de l’armée à cette date). Mais alors, il faudra avouer que la réconciliation des Togolais est une chose extrêmement difficile et que même un dieu comme Eyadema n’a pas pu y parvenir en 38 ans. Á moins que ce dieu nous ait menti dès le commencement. Et la création annoncée par le Conseil des ministres d’un Haut Commissariat à la Réconciliation et au Renforcement de l’Unité nationale, poursuit-elle un autre but que le renforcement du pouvoir Gnassingbé, grâce au mensonge? Comme ces ministères chargés des Droits de l’Homme et de la promotion de la Démocratie auxquels nous avons eu droit déjà sous Eyadema 1er, et qui ne nous ont épargné ni les massacres, ni les élections frauduleuses? « Au commencement était le mensonge », lirait-on dans la Bible du culte du dieu Eyadema, si elle existait. Cela frise le cynisme érigé en instrument de conquête et de conservation du pouvoir.
Comment veut-on alors nous faire croire que le fils, qui est parvenu au pouvoir, comme le père, par un coup d’État, déguisé ensuite en élection, après de multiples coups de toutes sortes: coup de force contre le président de l’Assemblée Nationale, acte de piraterie de l’air contre ce dernier, tripatouillage de la Constitution déjà mille fois triturée par son père, vols des urnes, massacre de plus de mille citoyens…, comment veut-on nous faire croire que cet homme qui a consolidé son pouvoir par des élections frauduleuses dites législatives, selon un découpage électoral qui sent le régionalisme… comment veut-on nous faire croire que ce monsieur serait bien placé pour nous parler de Vérité et de Réconciliation? Comment veut-on nous faire croire que cet homme qui a nommé dans son gouvernement d’anciens tortionnaires impunis, puisse nous amener à la Réconciliation par la Vérité?
Cette réconciliation du fils Gnassingbé ne sera pas différente de celle déjà réalisée par le père. Elle n’a qu’un but, le même que celui poursuivi autrefois par le père: la pérennisation du régime, après le coup d’État déguisé, après la tricherie de l’APG, après les élections législatives truquées. À défaut de nous créer un nouveau « creuset national où viendraient se fondre toutes les forces vives de la nation », c’est-à-dire un nouveau RPT comme son père, Gnassingbé 2 veut nous faire le coup de « Vérité et Réconciliation » comme une nouvelle tactique du mensonge ancien et permanent dans lequel mijote la politique togolaise depuis 1963. Ce n’est pas la caution des Nations Unies qui y changerait quelque chose, et beaucoup de Togolais, lucides, je l’espère, ne sont pas prêts à avaler cette sauce, même ainsi assaisonnée par les ingrédients prêtés par l’ONU.
Aucun honnête homme, luttant réellement pour le triomphe de la Vérité, je le crois, ne sera prêt à accorder quelque valeur que ce soit au type de « Vérité et Réconciliation » que nous propose le régime Gnassingbé. On dirait que, dans le fond, les Gnassingbé et leurs conseillers manquent d’imagination. Et pourquoi n’en ont-ils pas? Parce qu’ils sont obsédés par le but à atteindre dont ils craignent de s’éloigner s’ils imaginaient autre chose. Et aussi, il faut le dire, parce qu’ils comptent sur la veulerie de certains hommes intéressés et avides, Togolais ou étrangers, pour parvenir à ce but.
Ce n’est pas qu’il n’y aura pas de « Vérité et Réconciliation » au Togo. Mais, en voici, à mon humble avis, les conditions primordiales:
– que l’opération soit initiée par un pouvoir jouissant d’une vraie légitimité, c’est-à-dire élu par le peuple,
– que tous ceux qui y seront cités s’y soumettent, à commencer par ceux qui nous gouvernent actuellement: l’homme qui a ordonné les massacres de population ou au moins en a bénéficié pour se hisser à la présidence ne peut pas dire qu’il n’a pas commis de violence politique. Il se conforme tout juste, à sa manière, à ligne de conduite tracée par son père qui n’a jamais admis que les crimes qui lui étaient reprochés à la Conférence Nationale Souveraine fussent fondés.
La vraie réconciliation me semble possible après l’élection de 2010, quel qu’en soit le vainqueur, si elle est réellement démocratique, à la manière du vote du 27 avril 1958.
Allemagne, 11 mars 2008
Par Sénouvo Agbota Zinsou
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