29/03/2024

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Togo: Les forces armées togolaises et le dispositif sécuritaire de contrôle (suite et fin )

Le premier volet de cette étude a montré les différentes composantes de ce dispositif sécuritaire de contrôle du territoire et de la population. Il comprend, avions-nous dit, les forces armées (FAT) proprement dites autour desquelles gravitent des milices paramilitaires comme le Hacame et certaines sociétés de gardiennage dont celles de Robert Montoya (en délicatesse avec le pouvoir Faure) et de Jeannou Lacaze (décédé en août dernier). Ce second volet porte principalement le regard à l’intérieur des FAT que d’aucuns aiment à présenter comme « la seule structure organisée et disciplinée capable d’assurer et de garantir l’unité nationale dans une société pluriethnique ». Cette vision angélique est démentie dans la réalité quand on considère que les FAT sont une projection à peine déguisée de la société plurale togolaise avec ses conflits et querelles de chapelle. Nous allons aborder ce second volet en deux temps : les FAT, un grand panier à « clans », puis leur privatisation ou leur banditisation, et en conclusion on tentera de dégager quelques pistes de sortie du guêpier militaire.

I- Les FAT, un grand panier à « clans »

Lorsqu’ils descendent dans la rue pour acclamer leur «  vaillante armée » à l’occasion de ces défilés monstres dont Lomé est régulièrement le théâtre alors que ses « éléments incontrôlés » viennent de commettre des exactions et des massacres sur des populations civiles, les Togolais sont en droit de se poser légitimement des questions sur la nature de « son » armée et sa vaillance martiale. En réalité c’est une image assez brouillée que donnent les FAT à voir aux Togolais dans leur relation avec l’institution militaire, image qui se trouve à l’opposé même de celle savamment cultivée et entretenue par le pouvoir en place et quelques militarophiles fanatiques ou attardés.

1- Une armée certes quasi monoethnique mais fragmentée en diverses fractions ou factions communément appelées « clans ». A la tête des FAT, le tout-puissant lieutenant-colonel Narcisse Yoma Djoua, réussit, quoi qu’on en dise aujourd’hui, à donner des années 1970 aux années 1990, une relative homogénéité à l’institution militaire tiraillée entre des loyautés tribales, son devoir républicain et l’allégeance à la personne d’Eyadéma qui l’a toujours considérée comme son bien personnel. Formé à Saint-Cyr, commandant plusieurs unités stratégiques à l’apogée de son pouvoir comme l’Armement, la Sécurité, le Troisième Régiment Inter Armes de Témédja et la FIR (Force d’intervention rapide) ainsi que le Régiment commando de la garde présidentielle, Djoua était craint non seulement au sein des FAT dont les hommes lui obéissaient au doigt et à l’œil mais aussi par Eyadéma lui-même qui se méfiait énormément de lui. Il n’a pas toujours donné une image noble de la fonction militaire quand il intervenait par exemple dans les réserves fauniques de la Kéran en commettant sur les populations toutes sortes d’exaction. Des officiers comme Biténiwé, Boko, Kadanga ou Laokpessi étaient les figures marquantes proches de lui et formaient ce qu’on pourrait appeler le « clan Djoua ». Depuis son embastillement en 1996 pour coup d’Etat, on a assisté à la dislocation de son groupe qui donna naissance à plusieurs clans dont les membres sont néanmoins liés entre eux par une affinité « fraternelle » non exempte de rivalité et de coups tordus. On peut citer parmi les principaux groupes : le « clan Biténiwé », le « clan Mèmène », le « clan Laokpessi » et le « clan Kpatcha ».

– le « clan Biténiwé » : contrairement à Djoua son patron et à certains de ses collègues, le lieutenant-colonel Kouma Biténiwé n’est pas un officier saint-cyrien. C’est un militaire de terrain et d’action, formé à Bouaké en Côte d’Ivoire, impliqué dès le début du processus de démocratisation dans les années 1990 dans toutes sortes de violence et de terreur sur la population civile, notamment au moment des présidentielles de 1993 et de 1998, afin de maintenir coûte que coûte Eyadéma au pouvoir. Promu chef d’état-major de l’Armée de terre en guise de récompense, il fut dénoncé pour complot par le commandant Abalo Kadanga, gendre du dictateur défunt. Libéré en juin 2001 après deux mois de détention grâce aux rumeurs de mutinerie au sein de la FIR dont il était le patron, Biténiwé s’exila au Burkina Faso où une partie de ses hommes le rejoignit. Revenu au Togo avec la complicité du lieutenant-colonel Benoît, responsable de la DGSE à Lomé, qui tenait à avoir un militaire d’expérience autour de Faure, Biténiwé a abandonné ses compagnons au Burkina pour se mettre au service du fils de son ancien patron. Il avait récupéré dans sa faction une bonne partie des militaires proches de Djoua et des déserteurs qui ont fini par se convertir à l’idée d’une armée républicaine. Faure a l’intention de lui confier la direction d’une unité de militaires non armés encore en gestation qui serait chargée de veiller à ce que les FAT respectent l’ordre républicain : un vaste programme qu’il accepta en traînant les pieds. Il aurait échappé à une tentative d’assassinat aux dernières nouvelles.

– le « clan Mèmène » : son chef éponyme le général Seyi Mèmène, un Kotokoli, est un fidèle parmi les fidèles d’Eyadéma. Ce clan compte quelques militaires kotokoli mais aussi et surtout les anciens généraux retraités qui ont propulsé Faure le 5 février 2005 dans le fauteuil de son père, à savoir Gnofame, Walla et Tidjani, surnommé « Adidas » pour ses balafres faciales. En 1988, pour une obscure affaire de détournement de fonds, Mèmène a été incarcéré et rétrogradé au rang de simple soldat puis libéré juste avant la Conférence nationale de juillet 1991. Réhabilité, il occupera successivement les portefeuilles de l’Intérieur et de la Justice. Comme d’autres militaires, il a été président de la Fédération togolaise de football en 1971-1972, puis de 1977 à 1982 et de 1992 à 1998. Il dirige actuellement la commission Défense de l’Assemblée nationale. Mais ce clan jouit d’une sulfureuse réputation, car ses illustres membres sont plutôt réputés dans des trafics mafieux (drogue, armes, voitures d’occasion, diamant, sang, etc.). Plus qu’à tout autre, c’est au « clan Mèmène » que Faure doit d’abord la capture de la succession de son père, et on comprend dès lors qu’il ne peut grand-chose contre ceux qui l’ont fait roi, d’autant qu’il est lui-même le produit de la maison.

– le « clan Laokpessi » : ministre de la Sécurité de Faure après avoir été pendant longtemps responsable de la gendarmerie nationale qu’il a transformée en camp de torture, le colonel Pitalouna-Ani Laokpessi était l’homme à tout faire d’Eyadéma. Nanti en tout et pour tout d’un BEPC (Brevet d’étude du premier cycle), il sait qu’il doit sa promotion aux basses œuvres commanditées par Eyadéma, comme l’assassinat en 1976 de Gaston Gnéhou, beau-frère du dictateur. Dans ce clan se retrouvent les agents de renseignements et d’espionnage ainsi que quelques délateurs dont est truffé le système Eyadéma. L’actuel commandant de la gendarmerie nationale, le chef d’escadron Dameham Yark, doit normalement émarger à ce clan, lui qui avait auparavant dirigé le Centre de traitement et de recherche (entendez espionnage) à Lomé II, en réalité un véritable centre de la torture raffinée qui bénéficie de ses connaissances en sociologie, qu’il a étudié à l’université de Lomé avant d’être recruté dans les FAT.

– le « clan Kpatcha » : c’est le plus important. Kpatcha Gnassingbé, demi-frère de Faure, n’est pas militaire. Bien que son père le destinait à cette carrière, il a été renvoyé en classe de seconde au Collège militaire de Tchitchao (CMT) pour insuffisance scolaire. Après trois ans de galère de luxe en Grande Bretagne puis en France, Kpatcha rentre au pays en s’autodécernant le titre de « docteur ». Il faut dire qu’hormis quelques rares spécimens, les fistons du dictateur souffrent de déficits intellectuels lourds, obligeant leur père à recourir aux forces occultes censées améliorer leurs performances scolaires et aux jugements supplétifs afin de proroger la durée de leurs études, comme ce fut le cas de Faure et son frère Ernest, lesquels ont décroché leur baccalauréat grâce à des complaisances du président du jury, en l’occurrence Cyprien Atakora, disparu dans des circonstances assez troublantes. Kpatcha a joué un rôle clé dans l’accession de son frère Faure au pouvoir qui doit être conservé, selon lui, dans le giron familial quitte à lever une milice meurtrière comme le firent certaines de ses sœurs consanguines. Le 5 février, au conseil réunissant la famille Gnassingbé et des officiers fidèles, il se disait prêt à prendre la place de son père si Faure refusait de le faire. Autour de Kpatcha on trouve notamment son beau-frère le commandant Félix Abalo Kadanga de la FIR, affable dans le civil mais qui se mue en fauve sanguinaire dès qu’il endosse le treillis : un « lycaon » pour reprendre Ahmadou Kourouma dans En attendant le vote des bêtes sauvages. Prévu pour suivre un stage de formation en France, il a dû renoncer craignant une mise en examen pour ses actions meurtrières. Ensuite le colonel Béréna, un officier transparent sans charisme, chargé par Eyadéma de prendre Faure sous sa protection, mais « l’aveugle » (surnom qu’on lui donne au sein des FAT à cause de ses lunettes) a fini par faire bande avec Kpatcha. Lequel lui promet le poste de chef d’état-major des armées en remplacement de Zakari Nandja qu’il juge « trop tiède » quant à son soutien au système. Ce clan compte aussi le lieutenant-colonel Titikpina Atcha, ancien responsable du Régiment commando de la garde présidentielle plus connu sous le nom de « Bérets verts », promu actuellement aide de camp de Faure, et aussi le lieutenant-colonel Abalo Nabiyou, chef du Régiment de soutien et d’appui ainsi que le lieutenant-colonel Soka, ancien commandant du 3ème Régiment Inter Armes de Témédja, qui a coordonné avec le major retraité de gendarmerie Bilizim Kouloune, la terreur à Atakpamé et dans la préfecture de l’Ogou ainsi que dans la région des Plateaux lors de la présidentielle d’avril 2005. Ce clan semble avoir le vent en poupe et on estime qu’entre 60 et 70 % de la réalité du pouvoir est entre ses mains. D’autres « clans » existent qui n’ont pas un véritable impact politique comme ceux qui sont évoqués et qui sont incontournables dans le jeu des rapports de force qui se dessinent actuellement depuis la disparition du dictateur Eyadéma. Malgré la division et les querelles qu’il a provoquées au sein du Clan Gnassingbé, ce « clan » a imposé la célébration du 13 janvier 2006 dont les préparatifs vont bon train. Bref, signalons que Kpatcha souffre actuellement d’insuffisances respiratoires liées à une importante obésité qui l’a conduit l’été 2005 à l’Hôpital américain de Neuilly-sur-Seine, en France, où lui et sa famille ont leurs habitudes, et durant l’automne suivant en Chine. Il aurait profité de ses différents séjours pour se ravitailler en armes.

2- Ces clans qui se superposent à d’autres clivages. Le clivage de base est un clivage foncièrement ethnique qui fait des Kabyé le groupe dominant au sein surtout de l’armée de terre, la plus importante par son effectif et la plus considérée aussi. Principalement il y a les Kabyè d’un côté et les autres groupes ethniques de l’autre. Mais ce clivage basique doit être affiné en intégrant d’autres clivages comme par exemple la différenciation entre les enfants de troupe sortis du Collège militaire de Tchitchao (CMT) et les autres recrutés principalement par la voie des luttes traditionnelles kabyè, les evala. Les premiers sont appelés à devenir cadres militaires et paramilitaires, alors que les seconds, souvent analphabètes ou peu instruits, constituent le troupeau des hommes du rang taillables et corvéables à merci. Par le décorum, les enfants de troupe forment la caste supérieure de la hiérarchie militaire à laquelle sont attachés des avantages matériels et symboliques qui les distinguent objectivement et subjectivement des hommes du rang sur lesquels ils exercent une autorité quasi féodale. Ce sont eux qui détiennent la réalité du pouvoir politique et économique, les deux étant inextricablement mêlés dans un système très patrimonial où sont en collusion les domaines public et privé.

Un autre clivage tient à l’échelle de prestige lié aux différents corps d’armée et à l’ethnicisation de leur commandement. Pour Eyadéma, il n’y a de véritable armée que l’armée de terre, c’est elle qui compte vraiment et son commandement est systématiquement confié à des Kabyè : Djoua, Biténiwé, Berena. Tandis que la Marine et l’Air sont déclassés dans l’estime du dictateur disparu qui les a toujours perçus comme « des structures trop intellectuelles », et leur commandement réservé aux Ewe/Losso pour la première et aux Bassar/Losso pour le second. Ainsi par exemple la Marine a-t-elle été dirigée par le capitaine losso de Corvette Mignarbouga puis par le capitaine ewe de corvette Fogan Adegnon. Car pour Eyadéma, l’armée de terre est éminemment une affaire de « muscle », de « physique » où excellerait son groupe identitaire, les Kabyè : d’où une spécialisation ethnique des commandements de la Marine, de l’armée de Terre et de l’Air. Ce qui ne va pas sans une tribalisation des FAT, exagérément bâties autour de l’armée de terre qui compte à elle seule 12 212 hommes sur un effectif d’un peu plus de 13 000 hommes sous le drapeau.

Il existe aussi une autre fracture au sein des FAT apparue au grand jour à la Conférence nationale de juillet 1991 quand des militaires réunis au sein d’une association de militaires démocrates étaient venus témoigner et prendre parti pour la démocratie. La Conférence a été l’espace de révélation de la ligne de démarcation entre d’une part ces « militaires démocrates » aspirant à un ordre républicain et au changement politique, et d’autre part les militaires partisans de l’ordre dictatorial qu’ils cherchent à préserver par tous les moyens. Il faut dire que le positionnement des membres de ces « clans » participe du nomadisme politique : ils basculent dans le camp de la démocratie quand ils sont confrontés à des conflits et à des tensions dans leur « clan » d’origine. Comme dans la société globale, les « démocrates par conviction » et les « démocrates par convenance » sont difficiles à déterminer, rendant le rapport à la démocratie plus complexe qu’on ne le pense. Toutefois il est à noter que les coups d’Etat, réels ou imaginaires, depuis la Conférence, sont des actes désespérés qui traduisent au moins l’adhésion de leurs auteurs à l’ordre républicain au FAT, même si des bémols sont à mettre à cette assertion.

3- Des « clans » qui entretiennent des passerelles entre eux pour sauver l’essentiel : le pouvoir politique dont dépendent ses membres éminents. Les clans ne sont pas figés ; en fonction des intérêts et des circonstances, leurs membres émigrent d’un clan à l’autre. Cette migration est une démarche différente du franchissement du Rubicon de la démocratie précédemment évoqué. La migration interclan est facilitée par trois facteurs essentiels : 1) Les liens ethniques, de mariage, de cousinage et de village (Pya de préférence), qui unissent les membres. A cet égard les FAT sont une véritable « armée de cousins » comme Apédo-Amah le soulignait à la Conférence nationale ; 2) La plupart des officiers sortent du Collège militaire de Tchitchao. Cette institution a formé depuis sa création en septembre 1979, un peu plus de 800 cadres militaires et paramilitaires. Les Esso Boko et Abalo Kadanga, pour ne citer qu’eux, sont passés par le CMT dont les élèves cultivent et entretiennent entre eux la fraternité d’armes et sont sociétaires de l’association Anciens enfants de troupe, qui est un vaste réseau relationnel composé de plusieurs nationalités où l’on retrouve des militaires aussi bien français que ressortissants des pays d’Afrique francophone. Le numerus clausus d’officiers qui forment le pilier du pouvoir politique est constitué surtout de la première promotion et quelques pistonnés de la seconde promotion du CMT. Ils ne dépassent pas plus de 200 individus, il faudra aussi le clivage en termes générationnels, un facteur explicatif non négligeable à prendre en compte; 3) Permet aussi ce nomadisme interclan l’émargement de nombre de ces officiers à la Grande Loge Nationale de France (GLNF), l’obédience maçonnique réputée la plus affairiste et la plus magouilleuse de France, qui a lancé à partir de 1995 une offensive de recrutement dans les pays d’Afrique francophone. Outre ceux de Lomé, la GLNF dispose d’un temple à Kara, construit aux frais du dictateur, où ils tiennent régulièrement réunion ; elle fonctionne comme un conseil d’administration du système Eyadéma. Si à la différence de ses frères Ernest et Kpatcha, Faure n’est pas encore initié à la GLNF (ce qui ne saurait tarder, son parrain le président nigérien Tandja exerce des pressions en ce sens), son directeur de cabinet Pascal Bodjona recrute en ce moment à tour de bras des maçons pour consolider son pouvoir. Mais la proximité ethnique et la fraternité d’armes ne dispensent pas de conflits lourds que ces liens affectifs accentuent au contraire, comme lors des mutineries et des épurations, celles de mars 1993 ayant été particulièrment sanglantes de mémoire des FAT.

4- L’existence de « clans » au sein des FAT : signe de l’inexistence d’une armée digne de ce nom. L’impression de force que les FAT affectent et dégagent lors des défilés d’anniversaires du régime ne doit pas faire oublier que la discipline militaire n’est pas la vertu cultivée au sein de la maison contrairement aux allégations officielle. Or une armée sans discipline est un peu comme une voiture sans roues ou sans volant. La discipline hiérarchique, de l’officier à l’homme du rang, cette discipline verticale-là, est souvent mise à mal en raison des liens ethniques ou simplement affectifs dont le subordonné peut se prévaloir auprès du dictateur défunt pour refuser d’obtempérer. Mieux le subordonné peut faire sanctionner son supérieur hiérarchique, et des exemples sont nombreux où des officiers sont mis aux arrêts de rigueur sur simples dénonciations de leurs hommes. On rapporte au sein des FAT cette mésaventure survenue à Tidjani lorsque Eyadéma le propulsa à la tête du camp Landja à Kara, considéré comme son fief. C’est une coalition d’hommes du rang et de sous-officiers qui l’ont malmené lui reprochant son origine yoruba (donc Nigérian, donc un étranger ou un intrus) qui le disqualifierait du commandement du « camp Landja où se situe le nombril même des Kabyè et du pays kabyè ». Ce qui est à leurs yeux inadmissible ! C’est sur intervention du dictateur lui-même que le pauvre « Adidas » a pu être sauvé. Mais le commandant Ameyi, qui n’est pas kabyè, a eu, lui, de plus chance que Tidjani.

D’autre part, la discipline horizontale entre militaires de même grade n’est pas garantie non plus. Elle est sérieusement ébranlée par un système de délation et de surveillance panoptique, rendant improbable toute tentative de déstabilisation du régime. La délation et la surveillance panoptique sont instrumentalisées pour régler des comptes, tant les frustrations et les mécontentements sont foison au sein d’une institution où il n’y a pas de statut du militaire ni de tableau d’avancement, où les écarts entre les soldes atteignent des sommets himalayens et où la seule véritable autorité régulatrice (si on peut dire) est la volonté du dictateur qui maintient l’édifice constamment sur le fil du rasoir. Pour éliminer un adversaire voire un ami dont on convoite la place, il suffit de rapporter auprès du dictateur qu’un coup d’Etat se prépare pour que la sanction tombe sans que l’on se donne vraiment la peine de réunir les preuves. Ainsi Djoua a-t-il été trahi par Biténiwé lequel le fut à son tour par Kadanga : nous sommes là entre officiers. Mais des hommes du rang « surveillent » leurs supérieurs hiérarchiques et obtiennent leur promotion en les dénonçant comme cela est assez courant dans la société globale.

Par ailleurs, l’installation durable des FAT dans la vie politique et dans la gestion des affaires publiques, commencée sournoisement après l’assassinat de Sylvanus Olympio en janvier 1963, consolidée de façon informelle après le coup d’Etat contre Nicolas Grunitzky en janvier 1967, ont participé à porter conflit et tension ainsi que rivalités non-militaires au cœur de la Grande muette d’une part et à modifier les missions traditionnelles de l’institution militaire d’autre part. Le RPT en le validant dans ses textes fondateurs en 1969 a non seulement amplifié cet état de fait mais aussi a contribué à fragiliser et à déstructurer dangereusement et durablement l’institution militaire. Est-il besoin en guise d’illustration de rappeler que des officiers supérieurs siègent dans les instances dirigeantes du RPT et ne s’en sont pas retirés à l’avènement du multipartisme en 1990 ? De même les militaires ont occupé et occupent des fonctions dans le gouvernement et dans l’administration civile, oubliant complètement ce pour quoi ils ont été formés.

Enfin des généraux, de surcroît retraités de l’armée, en organisant la capture de la succession d’Eyadéma au profit de son fils en conseil de famille ont donné un coup assez sérieux à une institution militaire déjà décriée et discréditée. Cette succession tragi-comique confirme au mieux les conflits d’intérêts au sein des FAT et au pire l’inexistence d’une armée républicaine au Togo. En réalité, on est en présence d’une infime minorité d’éléments, longtemps encouragés par le dictateur défunt lui-même, qui ont pris leur institution en otage, l’empêchant de jouer le rôle qui devrait être le sien. Ces individus ont réussi à détourner l’armée de sa mission originelle en lui imposant une fonction bandite que toute l’armée en tant qu’institution n’assume pas.

II- Privatisation ou banditisation des FAT : une armée aux dérives mafieuses ?

La banditisation des FAT renvoie à quatre facteurs intrinsèquement imbriqués (il n’est pas aisé de déceler le facteur causal du facteur consécutif, nous sommes en présence d’une causalité circulaire où cause devient effet et inversement, amplifiant sur la longue durée de 40 ans le processus de banditisation des FAT, du moins en ce qui concerne cette infime minorité) qui sont des récurrences depuis l’avènement du régime Eyadéma :
1) aux modalités illégales et illicites de prise du pouvoir revendiquées par les FAT en janvier 1963 et en janvier 1967 au travers du dictateur décédé et en avril 2005 au travers de son fils ;
2) à la précarisation des normes et des institutions qui conduit à l’impunité la plus totale ;
3) au racket (sur les routes et ailleurs par exemple) et au pillage systématique de l’économie comme modes d’enrichissement : ce que Eyadéma et Faure ainsi que leur Clan n’ont cessé de démontrer ;
4) à la violence et à la terreur comme méthode d’exercice pratique du pouvoir : violence et terreur étant consubstantielles au système Eyadéma. Les nombreux rapports nationaux et internationaux sont suffisamment éloquents à cet égard pour que l’on insiste davantage. Rappelons simplement le rapport d’Amnesty international de mai 1999 intitulé Togo : état de terreur et celui d’août 2005 de l’ONU qui sont assez éclairants sur la violence politique dans le pays.

Banditisation et privatisation sont deux processus très liés, ils échappent tous deux au contrôle institutionnel. Les FAT sont au-dessus des lois et n’ont de compte à rendre à une quelconque instance judiciaire, c’est au contraire la justice qui est soumise aux FAT, notamment à certains de leurs officiers éminents. Les FAT fonctionnent en toute autonomie, en circuit fermé, en dehors de tout cadre légal, et on ne voit pas comment il pourrait en être autrement dans le contexte juridique assez particulier du Togo où la seule norme existante est la volonté d’un seul individu qui décide de ce qu’un individu ou une chose doivent être. Sans que la Conférence nationale l’ait pris véritablement au sérieux, Togoata Apédo-Amah a beaucoup insisté lors de son intervention sur les FAT en tant que corps enkysté dans le tissu social qu’elles finissent par détruire lentement de son endotoxine. Lorsqu’une institution comme l’armée est soumise au bon vouloir d’un individu et échappe à tout contrôle social, obéissant uniquement à celui qui se dit son créateur, c’est qu’elle relève plutôt de la bande ou de la milice privée: les FAT ne sont pas de ce point de vue en tout cas une armée nationale. Et il n’y a rien de « national » ou de « public » qui n’appartienne en propre à Eyadéma et à son Clan. Une fois cette généralité posée, il convient de la reconsidérer afin d’en dessiner des contours plus précis en vue de refléter plus ou moins bien la complexité de la réalité.

1- Toutes les FAT, en tant qu’institution, ne sont pas impliquées dans la banditisation ou la privatisation du pays.

C’est une fausse impression de penser que le régime togolais est un régime militaire où les FAT en tant qu’institution seraient versées dans la banditisation. S’il y a au sein des FAT une tendance lourde à la banditisation en raison de l’absence de leur assujettissement à la norme collective et à la discipline militaire, en réalité c’est une infime minorité d’officiers qui participe à ce processus qui capte sur sa périphérie une bonne poignée de civils : c’est une minorité dominante qui s’est imposée et en impose au reste de la société, une minorité qui fait la loi ainsi que le dictateur disparu l’a voulu ainsi et qu’il fait partie de cette minorité. Ce sont des militaires qui en tant qu’individus se servent de l’institution militaire à des fins personnelles sous le haut patronage du dictateur. Ils commandent des unités qu’ils engagent dans la banditisation alors même que ces unités n’en tirent aucun avantage matériel ni symbolique.

Illustrons : sous l’appellation générique contrôlée de « Commandos de la mort », se distinguent le Régiment commando de la garde présidentielle (RCGP), plus connu sous le nom “ Bérets verts ” et le Régiment para-commando (RPC) appelé aussi “ Bérets rouges ” auxquels s’ajoute la FIR (Force d’intervention rapide), soit un peu plus de 4 000 hommes qui sont directement impliqués dans la banditisation, théoriquement. La FIR, à la création de laquelle le général français Jeannou Lacaze n’a pas été étranger au lendemain de l’attaque du 23 septembre 1986, est la seule structure des FAT spécialisée dans la répression des populations à la différence du RCGP et du RPC détournés de leur fonction originelle. Mais le fait d’avoir crée la FIR censée être l’unité anti-émeute au sein des FAT, et non au sein de la police ou de la gendarmerie, consacre officiellement le détournement de l’armée de sa fonction de défense du territoire vers une fonction de police avec la complicité active de la France.
En outre, d’autres unités participent indirectement, mais de façon décisive, à la banditisation. Ce sont essentiellement les services de renseignement et d’espionnage où intervient le « clan Laokpessi » : ce sont la Brigade Anticriminalité, la Brigade de Recherche et d’Investigation, le Centre de Traitement et de Recherche et le Service de Renseignement et d’Investigation qui regroupent quelque trois cents hommes, plutôt liés aux FAT qu’à la police et à la gendarmerie nationales. Ils excellent beaucoup plus dans la torture que dans la collecte de preuves, utilisant pour ce faire des nuées de délateurs. Leur victime, qui peut être n’importe quel Togolais, est conduite dans ces endroits thanotogènes disséminés à travers Lomé et le reste du pays : Lomé II, villas banalisées, prisons, camps militaires, commissariats de police ou de gendarmerie, état-major d’Agouényivé, etc.

Resserrons un peu plus l’analyse. En novembre 1994, un article paru dans La Tribune des démocrates faisait état de « 500 militaires [qui] organisent la terreur au Togo ». Depuis cette date, d’élection en élection, on peut avancer que quelque trois mille militaires, prélevés sur différentes unités dont essentiellement la FIR, le RCGP et le RPC sont organiquement impliqués dans les cycles de violence et de terreur. Ce sont ces quelque 3 000 hommes qui donnent cette image détestable des FAT. Il faut ajouter naturellement les miliciens qui forment des forces conjoncturelles d’appoint, avec une portion conséquente des militaires en civil : une fluidité extraordinaire entre milices et FAT.

Dans les années 1990, quand Pascal Bodjona, l’actuel directeur de cabinet de Faure était à sa tête, le Hacame comptait au maximum un demi-millier de miliciens kabyè. Lors de la présidentielle d’avril 2005, cette milice paramilitaire a probablement mobilisé quelque 2 000 membres sous son pavillon. Le Clan Gnassingbé a levé aussi des miliciens, comme Kpatcha surtout, ses sœurs ainsi que Bilizim Kouloune, major de gendarmerie à la retraite et régisseur des intérêts personnels d’Eyadéma dans la préfecture de l’Ogou. Ce sont autour de 5 000 paramiliciens kabyè, affublés des fusils et d’armes blanches, qui étaient à pied lors de la présidentielle d’avril 2005.

2- La banditisation des FAT, une situation pleinement assumée.

Souvent d’aucuns, fascinés par sa convivialité et son hospitalité bourrues, disculpent Eyadéma des exactions et des actes de violence que commet régulièrement son armée. « Il n’est pas au courant de tout ça » est la rengaine souvent entendue. Or tout indique qu’il est impossible qu’il ne soit pas informé et qu’il n’en soit pas le commanditaire. Certes, il est possible qu’il ne soit pas au courant de tout ce qui se passe sur le territoire national. Mais il a crée une ambiance, une atmosphère, un climat délétères qui permettent à ses mandataires de commettre des actes répréhensibles en toute impunité, en son nom. Des auteurs de crimes et délits avérés et signalés ne sont jamais inquiétés. Si Eyadéma n’est peut-être pas coupable, il en est au moins politiquement responsable. Le vieux dictateur togolais disparu était un politique retors qui cultivait à l’envi l’unité nationale, la paix, le dialogue et la réconciliation sur les tribunes officielles, alors que dans sa pratique quotidienne du pouvoir, il était un ultratribaliste né, un népotiste fieffé et un tortionnaire raffiné. Il avait une curieuse conception de l’unité nationale fondamentalement centrée sur son groupe ethnique au point de le piéger et l’enfermer dans la sauvagerie et la barbarie. Lorsque le dictateur nommait un non-kabyè à la direction d’une unité de l’armée de terre, supposée être le domaine réservé des Kabyè, il prenait soin de lui adjoindre systématiquement un Kabyé qui en était le véritable patron, comme cela était de règle dans l’administration civile. Ce que l’on ne prend pas assez en compte est qu’Eyadéma a réussi à faire des Kabyè une catégorie politique où il fait payer un droit d’entrée élevé à toutes les contre-valeurs (vol, viol, violence, assassinat, etc.), et de ce point de vue le RPT est strictement kabyè qui regroupe des Ewe, des Kabyè, des Bassar, des Mina, des Moba, etc. avec l’an-humanité pour dénominateur politique commun. Il a réussi aussi cette performance qui est de rendre son groupe ethnique le plus détesté et le plus détestable auprès des autres composantes ethniques du pays tout en le détruisant dans ce qu’il possède de positif et d’enrichissant.

Les « militaires démocrates » venus témoigner à la Conférence nationale ont souligné ce paradoxe du pouvoir Eyadéma vis-à-vis de sa propre ethnie sans être compris ; c’est à tort qu’ils ont été épurés ou embastillés.
Après son père, Kpatcha  et son groupe composé de Kabyè extrémistes et/ou tortionnaires, incarnent mieux que les autres « clans » cette conception d’Eyadéma du pouvoir. Il a des liens avec le « clan Mèmène » où les généraux Tidjani, Walla comme Mèmène lui-même n’étaient pas des enfants de chœur lorsqu’ils étaient aux affaires. Ces généraux sont des piliers des affaires interlopes et ont des intérêts liés avec Kpatcha, directeur de la fameuse Société d’administration des zones franches et cheville ouvrière du trafic d’armes et de voitures d’occasion. On pourrait résumer cette représentation du pouvoir par ce jeu de mots en éwé dont Kpatcha pourrait faire sa devise : « Kpatcha le kpatchê ku kpatchan » qui signifie : Kpatcha gouverne au coupe-coupe, le coupe-coupe étant le symbole de la violence et de l’horreur politiques dans les pays africains. C’est autour du « clan Kpatcha » que se trouve aujourd’hui la réalité du pouvoir et non autour de Faure : en le surnommant « Monsieur le vice-président de la République » les Togolais ont une juste vue des choses. Ce n’est pas un hasard s’il a imposé ses hommes à la direction des principales unités des FAT et au gouvernement d’Edem Kodjo où il détient le portefeuille stratégique de la Défense. Il attend le moment opportun pour annoncer sa décision de remplacer la colombe Zakari Nandja, chef d’état-major des armées, par le faucon Gnakoudè Berena qui a changé d’alliance passant de Faure à Kpatcha.

3- Implication et jeu trouble de la France au sein des FAT.

C’est l’évidence même : les FAT sont la fille de l’armée française qui les forme, les équipe et les entretient. Six mois après l’assassinat de Sylvanus Olympio, son successeur le très francophile Nicolas Grunitzky signe à Paris, le 10 juillet 1963, l’accord de défense, resté secret, qui permet à la France de faire des interventions militaires au Togo chaque fois que le pouvoir en place y est menacé comme ce fut le cas lors de l’attaque du 23 septembre 1986 à la suite de laquelle la FIR a été créée. Le 29 avril 1965 Grunitzky récidive en signant une autre convention qui fixe « les règles et conditions du concours au soutien logistique des forces terrestres, aériennes et de la gendarmerie ». Six mois plus tard, le 28 octobre, c’est un autre protocole relatif à la sécurité des vols des aéronefs militaires qu’il signe. Pour parachever le tout, le 23 mars 1976, Eyadéma paraphe en grande pompe l’accord de coopération militaire technique qui permet la formation, l’encadrement et l’équipement des militaires togolais par la France. Par ces séries de conventions, le Togo a en fait sous-traité à son ancien colonisateur son domaine militaire qui relève de son champ de souveraineté nationale si ce terme a encore un sens pour le système Eyadéma. C’est dans ce cadre juridique général que la France intervient plus particulièrement au niveau du Collège militaire de Tchitchao, de l’École de Formation des officiers des FAT de Pya, de la Force d’intervention rapide, du Régiment para-commando, du Régiment commando de la garde présidentielle qui sont les points névralgiques du système Eyadéma.

Pour le directeur français de la coopération militaire et de défense, le vice-amiral Hervé Giraud, la politique de coopération militaire avec le Togo « s’inscrit bien dans la logique de la politique française d’aide au développement », et selon lui « il s’agit précisément d’aider le Togo à assurer la sécurité de son espace national en insérant l’outil de défense dans la construction de l’Etat de droit (…) ». Une vingtaine de coopérants militaires français mettent en œuvre cette merveilleuse idée de coopération, coordonnée par le chef de la mission de coopération militaire et de défense à l’ambassade de France à Lomé qui est aussi puissant qu’un ministre français dans une ex-colonie. Ces coopérants sont les véritables patrons des FAT dans leurs différents corps et unités.

En guise de « sécurité » et d’« Etat de droit », les militaires français, qui disposent dans les ex-colonies d’une marge de manœuvre extraordinaire, ont importé ce qu’ils savent faire le mieux et qui est une tradition militaire bien française : la guerre psychologique. Elle consiste à ériger la population en « ennemie intérieure » et à la combattre comme telle. La population est perçue comme un corps subversif qu’il faut éradiquer en lui faisant la guerre antisubversive, la guerre contre-révolutionnaire par un quadrillage sécuritaire du territoire et de la population, et en mettant à disposition des moyens adéquats de répression et de torture : espionnage, délation, fichage, enlèvement, écoutes téléphoniques, etc. On spécialise des corps et des unités de l’armée dans ce genre de travail. La doctrine de la guerre psychologique vise à maintenir la population sous la pression constante de la peur de manière à casser en elle tout ressort moral. Elle cible le cas échéant des individus ou groupes d’individus qu’on harcèle ou terrorise. Non seulement cette doctrine est enseignée dans les académies et écoles de guerre françaises, mais encore elle est exportée vers les pays d’Amérique latine, notamment en Argentine et au Brésil au moment des dictatures, par des militaires français qui ont une réputation établie en la matière. La guerre d’Algérie, le Chili de Pinochet, la guerre antiterroriste de W. Bush sont reliés entre eux par cette doctrine. Au Togo d’Eyadéma où la France est chez elle, la guerre psychologique a bien lieu qui a complètement détruit la dynamique sociale existant dans les années 1960. Mais la France joue aussi un rôle indirect assez troublant qui participe aussi de cette guerre de la peur au travers de certains de ses ressortissants comme Robert Montoya, Charles Debbasch, Jeannou Lacaze et le lieutenant-colonel Benoît. Arrêtons-nous succinctement sur deux parcours.

1er parcours : le lieutenant-colonel Benoît responsable local de la DGSE (Direction générale des services extérieurs). Il est établi au Togo depuis les années 1960 et ses bureaux sont situés au sein de l’ambassade de France à Lomé. Il renseigne à la fois sa tutelle en France et le dictateur Eyadéma à qui il aurait probablement fait la promesse d’organiser le retour du lieutenant-colonel Biténiwé du Burkina Faso où il s’était réfugié avec ses hommes après ses déboires avec Eyadéma. Pour Benoît, il est indubitablement l’homme qu’il faut auprès de Faure (il n’a peut-être pas tort) et il a mis tout son poids dans la balance, contre l’opposition farouche du chef d’état-major de l’armée de terre Berena qui l’a remplacé. Il est difficile de penser comme au ministère français des Affaires étrangères que Benoît n’est qu’un électron libre agissant pour son propre compte sans l’aval de sa tutelle. Par ailleurs, le fait qu’il ait pu imposer Biténiwé à l’armée indique l’autorité qu’il a sur elle. En conflit ouvert avec son compatriote Charles Debbasch, il est rentré récemment en France. En attendant de connaître les raisons de son départ inopiné, on note que Debbasch, ce Bob Denard du droit constitutionnel, avec son titre de conseiller avec rang de ministre, constitue un élément important dans le dispositif de pouvoir de Faure.

2ème parcours : Robert Montoya et ses affaires interlopes. Il est un ancien gendarme du GIGN (Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale), la cellule antiterroriste de l’Élysée sous François Mitterrand. Il s’est installé depuis une vingtaine d’années dans des pays d’Afrique francophone en créant diverses sociétés de gardiennage et de surveillance branchées sur les pouvoirs en place. Il s’est lancé par la suite dans le trafic des armes qu’alimentent les nombreux conflits du continent guerres. Son implantation au Togo coïncide avec le processus de démocratisation au début des années 1990. Aidé par le général Jeannou Lacaze, ancien conseiller militaire de Mitterrand et conseiller sécuritaire d’Eyadéma, Montoya crée à Lomé SAS-Togo, succursale de sa SAS International, qui emploie environ 400 agents. Au début, SAS-Togo était dirigée par le capitaine Paul Barril qui fut responsable du GIGN, patron alors de Robert Montoya. C’est la SAS-Togo qui fournissait du matériel de répression au régime : menottes, matraques, bombes lacrymogènes, gilets pare-balles, etc. Elle réussit à enlever en 1996 le marché de la mise sur écoutes téléphoniques de quelque 300 opposants, chiffre qui doit être largement dépassé aujourd’hui. Jeannou Lacaze a été pendant longtemps l’agent de recouvrement de SAS International avant de créer lui-même en 2002 sa propre agence sécuritaire L’Assaut Veille. La SAS International a eu des liens très étroits avec Executive Outcomes, la puissante société sud-africaine spécialisée dans le recrutement de mercenaires. Lorsqu’Eyadéma a voulu sauver son grand ami Mobutu, acculé au Zaïre par la rébellion de Kabila à la fin des années 1990, c’est à Montoya qu’il fit appel pour recruter des mercenaires. C’est à lui qu’il eut recours pour alimenter en armes l’UNITA de Savimbi dans la longue guerre qui l’opposa au MPLA de dos Santos. Dans la crise ivoirienne, violant l’embargo, c’est de l’aéroport de Lomé que partirent les avions de Laurent Gbagbo, montés par Montoya, bombarder en novembre 2004 les positions des Forces nouvelles et celles de la mission Licorne. Il y a quelque chose qui échappe à l’entendement si c’est seulement aujourd’hui que les autorités togolaises (et françaises) découvrent que Montoya est un trafiquant d’armes et lancent leur justice à ses trousses. Il y a fort à parier que cette affaire Montoya n’est pas appelée à connaître le développement judiciaire attendu, car elle risque de faire sauter la marmite dans laquelle se trouvent les plus hauts responsables togolais et des membres de la famille Gnassingbé. Il est sûr qu’avec la disparition de Jeannou Lacaze en août 2005, le départ de lieutenant-colonel Benoît et la brouille de Montoya avec la justice, ce sont trois parrains, et non des moindres, que perd le pouvoir Faure coup sur coup.

Conclusion : que faire pour sortir du guêpier militaire ?

Des volets 1 et 2 de cette étude, la logique conduit à dire que pour instaurer un Etat de droit et une démocratie authentiques au Togo, il faut enlever l’hypothèque militaire qui depuis janvier 1963 pèse sur la vie politique du pays. Pour ce faire, on peut envisager trois pistes, l’une radicale, la deuxième indolore et la troisième incolore (douce) dont les prémices importent ici plus que les détails. Bien sûr, insipide et sans saveur est la quatrième voie que le pouvoir et l’opposition ont toujours actionnée depuis une quinzaine d’années maintenant.

– la piste radicale consiste à extraire au scalpel la partie des FAT qui cause problème. Elle est une infime minorité, hier réunie autour du dictateur disparu et aujourd’hui autour du « clan Kpatcha » avec des connexions à d’autres clans, notamment avec celui des généraux putschistes du 5 février et du « clan Laokpessi » ; cependant elle est en position hégémonique, ce qui complique l’opération. Cette opération chirurgicale au bistouri peut venir de l’armée elle-même. C’est-à-dire, des officiers authentiquement républicains, sinon démocrates, décident d’en finir avec la petite bande qui a pris en otage leur institution. On a assisté à cette opération, de façon spectaculaire et sanglante, en juin 1979, au Ghana sous l’égide du capitaine Jerry Rawlings quand lui et ses compagnons ont décidé de nettoyer les écuries d’Augias, et plus tard en 1991 dans sa version soft au Mali sous l’impulsion du lieutenant-colonel ATT. La solution radicale peut venir aussi de l’insurrection populaire, le peuple tout entier prend son destin en main. Cela suppose qu’il trouve les moyens de sa révolution soit dans une alliance avec la partie républicaine des FAT soit en dégageant une branche populaire armée. Il suppose en amont toute une organisation et des stratèges idoines. Peut-on faire l’économie d’un coup d’Etat dans l’optique radicale ? Dans tous les cas, de nombreux officiers sont conscients de la perversité et de la nocivité qui empêchent leur institution de jouer pleinement son rôle comme Akila Boko, voire Kouma Biténiwé, mais ils en tirent un train de vie assez confortable pour entreprendre des actions de conviction pour la faire basculer dans la voie républicaine, attitude qu’on retrouve aussi bien au sein des partis politiques que dans la société civile.

– la solution indolore fait appel aux organisations internationales en vue de réformer les FAT. On pense surtout à la Banque mondiale et au FMI qui dans les années 1980 ont imposé une réforme à l’Etat togolais se traduisant essentiellement par la réduction de son personnel et de son train de vie tout en oubliant, curieusement, les FAT qui en ont le plus besoin.

– la piste incolore consiste à mettre le pays sous la tutelle des Nations unies. L’organisation mondiale y nomme un représentant qui organise les élections générales et entreprend avec le nouveau pouvoir légitimé par les urnes une réforme en profondeur des FAT et de l’administration. Cela suppose une mise en parenthèse pendant trois ans au moins de la fameuse souveraineté nationale qui n’a pas servi à grand-chose de positif pour le moment afin de créer des règles nouvelles de jeu acceptables pour le plus grand nombre.
Quelle que soit l’option qui est prise, elle devra déboucher sur une démilitarisation des structures de l’Etat, une dépolitisation des FAT ; une remise en cause de la doctrine de la guerre psychologique qui a émasculé la société togolaise ; un renforcement de la régulation démocratique et civile de l’institution militaire ; une professionnalisation des FAT qui ne donneront plus la fâcheuse impression d’avoir affaire à un ramassis de lycaons et de soudards recrutés pour semer la violence et l’arbitraire d’où le Clan Gnassingbé puise sa cuvée d’épectase ; une réduction drastique de leur nombre et une plus représentativité des composantes ethniques. Par ailleurs, il faudra que les parties aux sempiternels dialogues mettent le problème militaire sur la table pour en discuter. Pour ce faire les FAT doivent y être conviées, de même que la France qui ne peut plus se contenter uniquement du statut d’acteur-observateur externe à la vie politique togolaise comme à la Conférence nationale. La France est partie prenante, elle est acteur interne à part entière de la vie politique togolaise, si elle veut faire preuve d’un peu d’honnêteté. Les FAT et la France doivent être impliquées dans tout dialogue qui veut être un tant soit peu sérieux et crédible : toutes deux constituent à ce jour les maillons manquants à la dizaine de dialogues qui ont ponctué le processus de démocratie, ce qui leur donne ce goût insipide et sans saveur, puisque sans résultat probant.

Comi M. Toulabor
CEAN-Sciences Po Bordeaux
Dapaong (Togo), 28 décembre 2005